La Cour suprême applique la Charte canadienne des droits et libertés aux fouilles en milieu de travail

Le 21 juin 2024, la Cour suprême du Canada a rendu une décision attendue depuis longtemps qui apporte des éclaircissements sur le rôle des arbitres...
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Le 21 juin 2024, la Cour suprême du Canada a rendu une décision attendue depuis longtemps qui apporte des éclaircissements sur le rôle des arbitres en droit du travail dans l'application de la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte ») et sur l'attente raisonnable en matière de respect de la vie privée en milieu de travail1.

Les faits

L'affaire est née d'un arbitrage de grief mettant en cause deux enseignantes employées par le Conseil scolaire de district de la région de York (le « conseil scolaire »). Les enseignants avaient fait l'objet de mesures disciplinaires en raison de leurs communications consignées dans un journal électronique personnel au sujet de préoccupations relatives à leur milieu de travail. Les communications étaient enregistrées dans un journal protégé par un mot de passe et sauvegardé sur une plateforme infonuagique, et non sur l'ordinateur portable du conseil scolaire.

Le directeur de l'école était au courant de l'existence de ce journal, mais le service informatique du conseil scolaire n'avait pas été en mesure de le trouver dans le système du conseil scolaire. Le directeur a finalement obtenu la preuve de ces communications lorsqu'il est entré dans la classe de l'une des enseignantes en son absence et qu'il a trouvé l'ordinateur portable du conseil scolaire qu'elle utilisait. Le directeur a touché le tapis de souris de l'ordinateur, lequel était déjà déverrouillé, et a vu apparaître le journal à l'écran. Il a alors lu ce qui était visible à l'écran, puis il a fait défiler le reste du document et a pris des photos à l'aide de son téléphone cellulaire.

Une enquête a été menée sur les allégations à l'encontre des enseignantes. Celles-ci ont finalement toutes deux reçu des lettres de réprimande écrites, lesquelles devaient rester dans leurs dossiers pendant au moins trois ans. Le syndicat des enseignantes a déposé un grief en leur nom, alléguant que la fouille de l'ordinateur avait porté atteinte à leur attente raisonnable en matière de respect de la vie privée au travail. Aucune atteinte à un droit protégé par la Charte n'a été alléguée au moment du grief initial.

Historique judiciaire

Arbitrage

L'arbitre a tiré un certain nombre de conclusions concernant la preuve par capture d'écran qui a finalement mené aux mesures disciplinaires imposées aux plaignantes, y compris les suivantes :

  • L'objet de la fouille était le journal et les plaignantes possédaient un droit direct à l'égard de l'objet;
  • Les plaignantes avaient une attente subjective en matière de respect de la vie privée relativement au journal;
  • Cette attente subjective en matière de respect de la vie privée était objectivement raisonnable dans les circonstances, parce que les plaignantes avaient pris des mesures pour garder leur journal privé;
  • Étant donné que l'une des enseignantes avait laissé le journal électronique ouvert sur l'ordinateur portable du conseil scolaire dans la salle de classe, cette attente en matière de respect de la vie privée était réduite.

En fin de compte, l'arbitre a conclu que le conseil scolaire n'avait pas porté atteinte à l'attente raisonnable des plaignantes en matière de respect de la vie privée, après avoir mis en balance cette attente et le droit du conseil scolaire de gérer le lieu de travail.

Contrôle judiciaire

Le syndicat a saisi la Cour divisionnaire de l'Ontario d'une requête en révision judiciaire de la décision de l'arbitre.

La Cour divisionnaire, dans une décision partagée, a estimé que la décision de l'arbitre était raisonnable. Les juges majoritaires ont statué que la fouille n'avait soulevé aucune question relative à la Charte, car l'article 8 de cette dernière ne confère aucun droit aux employés contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives en contexte de travail, contrairement à ce qui se produit dans le contexte pénal.

La juge dissidente a conclu que la Charte s'appliquait, que la fouille avait porté atteinte aux droits des plaignantes en vertu de l'article 8 de la Charte et que la décision de l'arbitre était déraisonnable.

Cour d'appel

Le syndicat a également fait appel de la décision de la Cour divisionnaire devant la Cour d'appel de l'Ontario.

La Cour d'appel a accueilli l'appel du syndicat à l'unanimité et a annulé la décision initiale de l'arbitre. La Cour a clairement indiqué que les enseignants des écoles publiques sont visés par la Charte et sont donc protégés contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives par leur employeur en application de l'article 8.

La Cour d'appel a conclu que, dans les circonstances, les actes du directeur ont porté atteinte à l'attente raisonnable en matière de respect de la vie privée des plaignantes et constituaient une fouille abusive en vertu de l'article 8.

Quelle a été la décision de la Cour suprême?

Le conseil scolaire a fait appel de la décision de la Cour d'appel devant la Cour suprême du Canada.

Dans sa décision, la Cour suprême a d'abord souligné que ce pourvoi lui donnait l'occasion de se prononcer sur l'applicabilité de la Charte aux conseils scolaires publics de l'Ontario. Les juges majoritaires ont conclu que les conseils scolaires font partie du gouvernement de par leur nature même, au sens voulu pour l'application de la Charte et que, de ce fait, les enseignants et les autres employés des conseils scolaires sont protégés par l'article 8.

Dans le contexte de l'affaire, la Cour suprême a fait plusieurs remarques qui ont des répercussions plus larges sur les décisions d'arbitrage de griefs, notamment les suivantes :

  • Les tribunaux administratifs, y compris les arbitres du travail, devraient jouer un rôle de premier plan dans le règlement des questions liées à la Charte et relevant de leur compétence particulière;
  • Lorsqu'un droit protégé par la Charte s'applique, le décideur administratif doit effectuer une analyse conforme à la disposition pertinente de la Charte;
  • Lorsqu'un arbitre a le pouvoir de trancher des questions de droit concernant la Charte, le droit protégé doit être clairement reconnu et analysé; une simple référence à la jurisprudence relative à la Charte ne suffit pas.

La Cour suprême a finalement conclu que l'arbitre avait commis une erreur dans son analyse en ne tenant pas compte du cadre juridique prévu à l'article 8. Elle a donc rejeté l'appel. 

Points à retenir

Par cette décision, la Cour suprême a indiqué qu'un grief mettant en cause une atteinte alléguée à un droit garanti par la Charte constituait une contrainte juridique qui aurait dû être prise en compte dans l'analyse de l'arbitre. Cette conclusion apporte des précisions aux employeurs qui sont clairement visés par la Charte, mais peut créer des situations floues pour les employeurs qui sont manifestement moins susceptibles de faire l'objet d'un examen fondé sur la Charte.

La Cour suprême a également rappelé qu'il peut exister un droit à une attente raisonnable en matière de respect de la vie privée en milieu de travail. Dans cette affaire, l'arbitre n'a pas correctement tenu compte du droit protégé par la Charte qui était en cause. La Cour a souligné que les réalités opérationnelles et les politiques et pratiques de l'employeur peuvent être utiles pour déterminer si l'attente en matière de respect de la vie privée de l'employé est raisonnable. Toutefois, la fouille d'un appareil connecté à Internet tend à révéler « nos intérêts particuliers, préférences et propensions » qui touchent l'ensemble des renseignements biographiques d'une personne. La jurisprudence indique que ces situations donnent lieu à une attente raisonnable en matière de respect de la vie privée en vertu de la Charte. Ce n'est pas le contenu des renseignements ayant fait l'objet de la fouille qui doit être pris en considération pour déterminer s'il existe une attente raisonnable en matière de vie privée, mais plutôt la possibilité que la fouille révèle des renseignements biographiques d'ordre personnel.

Footnote

1. Conseil scolaire de district de la région de York c. Fédération des enseignantes et des enseignants de l'élémentaire de l'Ontario, 2024 CSC 22

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