Résiliation Extrajudiciaire Du Bail Commercial : Sanctions Pour Conduites Abusives Et Contraires À La Charte

Les litiges liés à la location de locaux commerciaux font souvent l'objet de tensions, mais ne sauraient en aucun cas justifier des comportements abusifs ou des atteintes aux droits et libertés ...
Canada Real Estate and Construction
To print this article, all you need is to be registered or login on Mondaq.com.

Les litiges liés à la location de locaux commerciaux font souvent l'objet de tensions, mais ne sauraient en aucun cas justifier des comportements abusifs ou des atteintes aux droits et libertés des parties impliquées, tel que le rappelle la Cour supérieure dans l'affaire Investissements Joëlle Côté et Fils inc. c. 7980116 Canada inc. 1 . Dans cette décision, la Cour reprend les principes établis auparavant par la Cour d'appel, soulignant que nonobstant la légalité de la résiliation extrajudiciaire d'un bail, elle ne permet pas pour autant des agissements abusifs de la part du locateur. Plus spécifiquement, des conduites telles le changement de serrures et la rétention arbitraire de biens personnels d'une locataire ont été qualifiés d'abus et de violations de la Charte des droits et libertés de la personne (ci-après la « Charte »), entraînant des sanctions pour le locateur.

Le contexte factuel

Madame Côté envisage d'exploiter la franchise d'un restaurant par le biais de sa société d'investissement Joëlle Côté et fils inc. (ci-après la « locataire »). Cette dernière conclut un bail commercial avec la défenderesse (ci-après le « locateur ») pour un local situé dans un édifice commercial, dans le but d'y installer son restaurant. Autorisée à prendre possession du local à la signature du bail, la locataire y apporte des améliorations et y effectue des travaux d'aménagement en vue de l'ouverture du commerce2 . Lors de l'inauguration en novembre 2016, tous les travaux sont achevés3 . En soutien financier à la locataire pour la réalisation desdits travaux, les deux parties entérinent une convention d'amendement au bail, stipulant la création d'une hypothèque mobilière grevant l'ensemble des biens meubles de la locataire en faveur du locateur4 .

Près d'un an après l'ouverture du restaurant, la locataire connaît des difficultés financières, se trouvant en défaut à plusieurs reprises quant au paiement du loyer et des mensualités du prêt convenu entre les parties. Le locateur réagit en transmettant à deux reprises des avis de défaut, l'un en novembre et l'autre en décembre 2017, réclamant les paiements en souffrance.

Pendant la période des fêtes, la locataire indique sur sa porte la fermeture du restaurant du 23 décembre au 2 janvier 2018. À son retour des vacances, elle découvre avec surprise que le locateur a changé les serrures du local sans préavis. Trois jours plus tard, le 5 janvier, le locateur résilie le bail de plein droit, invoquant les défauts de la locataire et prétendant que cette dernière aurait abandonné les lieux loués. Confrontées à cette situation, madame Côté et la locataire réclament un montant s'élevant à plus de 340 000 $ à titre de dommages matériels, moraux et punitifs5

Résiliation de plein droit

Parmi les multiples questions soumises à la Cour supérieure se pose la nécessité d'examiner le caractère abusif du comportement du locateur et la légitimité de la résiliation du bail de plein droit dans les circonstances. L'honorable juge Di Donato rappelle d'emblée que la Cour d'appel du Québec a validé la légalité des clauses de résiliation de plein droit contenues dans les baux commerciaux6.

Dans le présent cas, une clause spécifique du bail autorisait le locateur à résilier le bail moyennant un avis écrit, sans recourir à d'autres procédures judiciaires7 . L'exercice de ce droit était permis contractuellement en cas de défaut de la locataire, notamment en cas de non-paiement du loyer ou de tout autre montant dû, et en l'absence de remédiation au défaut par la locataire dans les cinq jours suivant un avis en ce sens. La Cour a conclu que les termes du bail permettaient sa résiliation en date du 5 janvier 2018.

Cependant, bien que le locateur eût été en droit de résilier le bail sans recourir à d'autres procédures judiciaires, en raison des défauts de la locataire, cela ne lui conférait pas le droit d'exercer ses prérogatives de manière abusive, ce qui s'est avéré être le cas en l'espèce8 .

Abus de droit

La Cour supérieure a qualifié d'abusives la manière de procéder à la résiliation du bail ainsi que les actions postérieures du locateur. En effet, les changements des serrures et du système d'alarme du restaurant, sans avis préalable à la résiliation du bail, ont été jugés comme des agissements fautifs et abusifs de la part du locateur9 .

Par ailleurs, pendant trois ans après à la résiliation du bail, le locateur a persisté à retenir les effets personnels de madame Côté et les biens de la locataire, notamment la documentation financière du restaurant nécessaire aux fins des déclarations fiscales et administratives, le tout en dépit des nombreuses demandes formulées par madame Côté pour leur restitution10. La représentante du locateur a admis ne pas avoir donné suite à ces demandes sans fournir d'explications.

De tels comportements ont été jugés excessifs, abusifs, et en violation manifeste des articles 6 et 7 du Code civil du Québec, qui énoncent les exigences de bonne foi dans l'exercice des droits. La Cour a jugé que le locateur ne pouvait s'approprier les biens de la locataire sans exercer les recours hypothécaires appropriés.

En conséquence de ce qui précède, le locateur s'est vu contraint de verser une somme de plus de 20 000 $ à la locataire pour les meubles lui appartenant11. Par ailleurs, madame Côté a obtenu une compensation de 5 000 $ à titre de dommages moraux en raison du stress lié à l'expulsion des lieux loués et du refus du locateur de lui permettre de récupérer ses effets personnels12 . Dommages punitifs sous la Charte des droits et libertés

La décision de la Cour d'appel dans l'affaire Investissements Historia inc. c. Gervais Harding et Associés Design inc.13, rendue en 2006, reconnaissait la possibilité d'octroyer des dommages punitifs en matière de bail commercial, afin de protéger les droits prévus à l'article 6 de la Charte, garantissant le droit à la jouissance paisible et à la libre disposition de ses biens14. L'attribution de dommages punitifs vise à prévenir, dissuader et dénoncer les comportements fautifs en tenant compte de la gravité de ces derniers15 .

Plus récemment, dans Investissements Joëlle Côté et Fils inc., la Cour supérieure a conclu que le locateur avait agi de manière illégale et abusive, portant intentionnellement atteinte à l'article 6 de la Charte16. En retenant les biens personnels de la locataire ainsi que les biens du restaurant, le locateur ne pouvait ignorer les conséquences de ses actes. Ces agissements traduisent un état d'esprit vindicatif et une intention délibérée de causer les conséquences pouvant découler de sa conduite fautive17. En conséquence, la Cour a ordonné au locateur de verser à la locataire une somme de 10 000 $ à titre de dommages punitifs, considérant la gravité de la faute commise.

Effets de la conduite abusive du locateur sur ses propres réclamations

Il faut également savoir que la conduite abusive du locateur mine également sa position dans le cadre de sa demande reconventionnelle. En effet, dans Investissements Joëlle Côté et Fils inc., le locateur réclamait à son tour des dommages, notamment pour la perte de revenus locatifs ainsi que pour les troubles et inconvénients, totalisant plus de 25 000 $. Toutefois, pour chacun de ces motifs, la Cour supérieure en arrive à la même conclusion : le comportement abusif du locateur lors de la résiliation du bail ne peut justifier l'accueil de ses demandes.

Conclusion

En somme, bien que la résiliation extrajudiciaire du bail puisse être légalement justifiée, la manière dont elle est mise en Suvre revêt une importance cruciale. Des actions excessives telles que le changement précoce des serrures du local loué peut constituer un abus de droit. De plus, il est impératif que le locateur respecte scrupuleusement les droits consacrés par la Charte des droits et libertés de la personne, sous peine de se voir imposer des dommages punitifs proportionnels à la gravité de ses agissements fautifs.

En résumé, cette affaire enseigne que la bonne foi demeure le pilier essentiel de toute relation locateur-locataire et que les droits fondamentaux de la personne seront sanctionnés en cas d'atteinte illicite et intentionnelle.

* Le contenu du présent document ne donne qu'un aperçu du sujet traité et ne doit pas être considéré comme un avis juridique. Le lecteur ne doit pas se fonder uniquement sur ce document pour prendre une décision, mais doit consulter ses propres conseillers juridiques.

Nous tenons à remercier Me Alexandra Barkany, avocate, pour son aide à la rédaction de cet article.

Footnotes

1 2023 QCCS 3301.

2 Id., par. 3-6

3 Id., par. 10.

4 Id., par. 11.

5 Id., par. 21.

6 Id., par 93. Voir également 9051-5909 Québec Inc. c. 9067-8665 Québec Inc., 2003 CanLII 8587 (QC CA).

7 Investissements Joëlle Côté et Fils inc. c. 7980116 Canada inc., préc., note 1, par. 95.

8 Id., par.109.

9 Id., par. 130.

10 Id., par. 132.

11 Id., par. 168-170.

12 Id., par. 185.

13 2006 QCCA 560.

14 Investissements Joëlle Côté et Fils inc. c. 7980116 Canada inc., préc., note 1, par. 194.

15 Id., par. 197-199.

16 Id., par. 201.

17 Id., par. 202

The content of this article is intended to provide a general guide to the subject matter. Specialist advice should be sought about your specific circumstances.

See More Popular Content From

Mondaq uses cookies on this website. By using our website you agree to our use of cookies as set out in our Privacy Policy.

Learn More