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15 August 2024

La Cour suprême statue que l'État ne bénéficie pas d'une immunité absolue contre les poursuites en dommages-intérêts pour l'adoption de lois inconstitutionnelles

Au terme de son récent arrêt Canada (Procureur général) c. Power (« Power »), la Cour suprême du Canada a statué que les gouvernements fédéral et provinciaux ne bénéficient...
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Au terme de son récent arrêt Canada (Procureur général) c. Power 1 (« Power »), la Cour suprême du Canada a statué que les gouvernements fédéral et provinciaux ne bénéficient pas d'une immunité absolue contre les poursuites en dommages-intérêts fondées sur l'adoption d'une loi inconstitutionnelle violant la Charte canadienne des droits et libertés 2 (la « Charte canadienne »). Par conséquent, si une loi déclarée inconstitutionnelle viole une liberté ou un droit protégé par la Charte canadienne, des dommages-intérêts peuvent, dans des circonstances limitées, être réclamés de l'État.

Plus particulièrement, l'arrêt Power  confirme que l'État peut être tenu de verser des dommages-intérêts compensatoires en raison de l'adoption d'une loi inconstitutionnelle si, au moment de son adoption : (1) la loi était « clairement inconstitutionnelle », ou (2) participait d'un comportement de mauvaise foi ou d'abus de pouvoir.

Nous examinerons ci-dessous la jurisprudence passée en cette matière, l'immunité restreinte établie par l'arrêt Power, ainsi que certaines des implications pratiques de cet arrêt.

I. La tentative de reconnaissance d'une immunité restreinte en 2002

Historiquement, la souveraineté parlementaire et le privilège parlementaire signifiaient que la seule limite à l'autorité législative du Parlement était l'impossibilité physique 3. En common law, cela a donné lieu à une immunité qui protégeait l'État contre les poursuites en dommages-intérêts pour des lois déclarées inconstitutionnelles après leur adoption. Pendant de nombreuses années, cette immunité a été considérée « absolue » puisque les tribunaux ne reconnaissaient aucune exception à ce principe.

Cependant, depuis l'adoption de la Charte canadienne en 1982, les justiciables ne sont plus limités aux demandes en dommages-intérêts contre l'État fondées sur la common law ou le régime de responsabilité civile de droit privé puisque la Charte canadienne a elle-même créé de nouveaux recours de droit public. Le par. 24 (1) de la Charte canadienne prévoit en effet que « [t]oute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par [la] [C]harte [canadienne], peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances ». Cette disposition permet de réclamer des dommages-intérêts à l'État pour la violation d'un droit ou d'une liberté garanti par la Charte canadienne 4.

La Cour suprême a examiné l'interaction entre le par. 24(1) de la Charte canadienne et le principe de l'immunité de l'État en 2002 dans l'affaire Mackin c. Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances) 5 (« Mackin  »). Dans cet arrêt, la Cour suprême a reconnu qu'un équilibre entre la position traditionnelle de common law  et la protection des droits et libertés fondamentaux était nécessaire. Elle a ainsi conclu que, lorsque l'État exerce ses pouvoirs législatifs d'une manière inconstitutionnelle, il était plus approprié de lui reconnaître une immunité restreinte par opposition à une immunité absolue. La norme établie dans Mackin  a été décrite comme une norme élevée et difficile à satisfaire.

Malgré cet arrêt, les litiges revendiquant des dommages-intérêts à l'encontre du gouvernement pour cause de législation inconstitutionnelle sont demeurés peu fréquents. En pratique, l'arrêt Power  constitue la première affaire au terme de laquelle l'immunité de l'État a été revisitée.

II. L'affaire Power  en bref

En 1996, l'intimé, Monsieur Joseph Power, a été déclaré coupable de deux actes criminels et a été condamné à huit mois d'emprisonnement. Il a purgé sa peine. À l'époque de sa déclaration de culpabilité, les personnes déclarées coupables d'actes criminels pouvaient demander une suspension de leur casier judiciaire cinq ans après leur libération.

En 2013 (c'est-à-dire plus de cinq ans plus tard), Monsieur Power a présenté une demande de suspension de son casier judiciaire. Sa demande a toutefois été rejetée puisque des dispositions transitoires 6 le rendaient, de façon rétroactive, inadmissible en permanence à la suspension de son casier. Il n'a par conséquent pas été en mesure de trouver un emploi dans sa profession.

Les dispositions transitoires en cause ont par la suite été déclarées inconstitutionnelles par les tribunaux dans plusieurs autres affaires au motif qu'elles violaient la Charte canadienne en aggravant rétroactivement la peine de Monsieur Power, ce qui est expressément prohibé par les al. 11 h) et i) de la Charte canadienne 7.

Monsieur Power a ensuite intenté un recours à l'encontre du gouvernement fédéral et lui a réclamé des dommages-intérêts en vertu du par. 24 (1) de la Charte canadienne et de l'arrêt Mackin.

Le gouvernement fédéral a concédé que l'application rétroactive des dispositions transitoires était inconstitutionnelle, mais a soutenu qu'il bénéficiait d'une immunité absolue à l'encontre des recours en dommages pour l'adoption d'une loi inconstitutionnelle violant la Charte canadienne.

La majorité de la Cour suprême a rejeté la prétention du gouvernement selon laquelle il jouissait d'une immunité absolue, réaffirmant et clarifiant plutôt la règle initialement énoncée dans l'arrêt Mackin. En conséquence, Monsieur Power a été autorisé à poursuivre son recours au mérite de l'affaire.

Les juges majoritaires ont noté qu'après plus de deux décennies après avoir été rendu, l'arrêt Mackin  n'avait pas eu pour effet d'entraîner une avalanche d'actions en dommages-intérêts contre l'État compromettant l'efficacité gouvernementale. Ils ont également conclu qu'il n'existait aucune raison impérieuse d'infirmer cet arrêt et d'octroyer une immunité absolue à l'État qui aurait pour effet de mettre le gouvernement à l'abri de toute responsabilité, et ce, même dans les circonstances les plus graves. La majorité a pareillement conclu qu'une telle immunité serait incompatible avec la primauté du droit et la protection des droits et libertés fondamentaux.

La Cour suprême a donc rejeté l'idée d'une immunité absolue et reformulé le seuil d'immunité restreinte établi dans l'arrêt Mackin comme suit : « la défense de l'efficacité gouvernementale l'emportera à moins que la loi soit clairement inconstitutionnelle ou qu'elle participe d'un comportement de mauvaise foi ou d'abus de pouvoir » 8.

Outre les cas de mauvaise foi ou d'abus de pouvoir, l'arrêt Power  a reconnu la possibilité de réclamer des dommages-intérêts pour une loi « clairement inconstitutionnelle », et a rejeté l'idée qui avait été évoquée dans l'arrêt Mackin  voulant que la simple adoption « négligente » d'une loi inconstitutionnelle par le législateur suffisait pour retenir la responsabilité de l'État.

À ce sujet, les juges majoritaires ont clarifié la norme de comportement « clairement fautif » du législateur afin d'éviter toute confusion dans l'application de cette norme. Plus précisément, la simple négligence n'est pas suffisante pour satisfaire à la norme élevée de comportement « clairement fautif ». La Cour suprême a donc confirmé que l'expression « clairement fautif » est une norme objective et un seuil élevé qui exige que la loi soit clairement inconstitutionnelle au moment de son adoption, plutôt que simplement adoptée de façon négligente. Elle a aussi précisé que la mauvaise foi et l'abus de pouvoir font toujours partie du seuil 9.

Comme la négligence à elle seule ne satisfaisait pas au seuil rigoureux que les juges majoritaires visaient à établir 10, ceux-ci ont précisé qu'une « conclusion d'inconstitutionnalité claire impliquera habituellement que l'État savait que la loi était clairement inconstitutionnelle ou qu'il a fait preuve d'insouciance ou d'aveuglement volontaire à l'égard de son inconstitutionnalité » 11.

De manière similaire, la mauvaise foi ou l'abus de pouvoir ont été décrits comme des notions « souples » couvrant un large éventail de conduites malhonnêtes ou illégitimes. Une telle conduite peut d'ailleurs survenir à plusieurs étapes du processus législatif ou se manifester de différentes façons et ne se limite pas à l'objet de la loi 12.

Les juges majoritaires ont donné plusieurs exemples de cas où une loi pourrait être clairement inconstitutionnelle ou participer d'un comportement de mauvaise foi ou d'un abus de pouvoir, sans toutefois prétendre à une liste ou une définition exhaustive de tels cas.

Les juges majoritaires ont aussi suggéré que, dans l'évaluation de la mauvaise foi ou de l'abus de pouvoir, le seuil de responsabilité pourrait requérir une faute plus grave que dans d'autres contextes puisque l'exercice du pouvoir législatif est en jeu (par opposition à l'exercice de fonctions exécutives ou administratives) 13.

III. Les implications pratiques de l'arrêt Power

En théorie, l'arrêt Power ne fait que confirmer et préciser la jurisprudence antérieure. En pratique, il correspond toutefois à la première affirmation claire que les gouvernements canadiens peuvent être tenus de verser des dommages-intérêts pour l'adoption d'une loi inconstitutionnelle violant la Charte canadienne. Les implications de cette affaire s'éclairciront inévitablement au cours des prochaines années, mais certaines remarques d'intérêt peuvent néanmoins être formulées dès à présent.

Premièrement, cette décision peut créer une asymétrie entre les lois invalidées pour des motifs fondés sur la Charte canadienne et celles invalidées pour d'autres motifs d'inconstitutionnalité (par exemple, pour une question de partage de compétences entre le parlement fédéral et les législatures provinciales). L'arrêt Power  reconnaît le droit de réclamer des dommages-intérêts en vertu du par. 24 (1) de la Charte canadienne, qui autorise de telles réclamations pour la violation d'une liberté ou d'un droit garanti par la Charte canadienne uniquement. En revanche, l'affaire Mackin  référait de façon générale à des lois inconstitutionnelles et n'était pas limitée à des réclamations en dommages fondées sur une violation de la Charte canadienne 14. Les tribunaux devront donc déterminer si l'arrêt Power peut ou devrait être étendu à d'autres motifs d'inconstitutionnalité ne découlant pas de la Charte canadienne (et qui ne sont donc pas visés par le recours de droit public prévu au par. 24 (1)).

Deuxièmement, la difficulté ou l'impossibilité d'obtenir des dommages-intérêts de l'État en raison d'une loi inconstitutionnelle a, par le passé, aidé les demandeurs sollicitant une ordonnance de sursis des dispositions législatives dont la validité était attaquée à démontrer l'existence d'un préjudice irréparable. Avant Power, l'argument était le suivant : puisque l'État n'est pas tenu d'indemniser les justiciables pour les frais engagés pour se conformer à une loi inconstitutionnelle ou les dommages causés par une telle loi, ces frais ou dommages constituent un préjudice irréparable et, par conséquent, justifient l'octroi d'un sursis jusqu'à ce que la constitutionnalité de la loi puisse être définitivement déterminée sur le fond 15. En raison de Power, les justiciables devront dorénavant évaluer s'ils préfèrent réclamer des dommages-intérêts à l'État ou alléguer l'impossibilité d'obtenir de tels dommages et formuler une demande de sursis. Il serait en effet difficile de plaider les deux positions en même temps, car si des dommages-intérêts peuvent être obtenus selon la norme établie par Power, il est alors contradictoire de plaider l'impossibilité d'obtenir ces mêmes dommages-intérêts et l'existence d'un préjudice irréparable.

Troisièmement, étant donné que l'État est maintenant exposé à un risque accru de responsabilité financière pour l'adoption de lois violant la Charte canadienne, les gouvernements pourraient être tentés d'inclure plus souvent que par le passé une clause dérogatoire dans les lois qu'ils édictent. Puisqu'une telle clause protège les dispositions législatives contre une déclaration d'invalidité pour la violation des droits garantis par la Charte canadienne, ces dispositions ne peuvent être invalidées pour ce motif. En empêchant que les dispositions soient invalidées pour une violation de la Charte canadienne, l'État se protègerait contre les demandes de dommages-intérêts fondées sur la norme établie dans l'arrêt Power. Bien que la validité d'une clause dérogatoire soit limitée dans le temps, elle peut néanmoins demeurer une option attrayante à court terme pour les gouvernements. Il sera toutefois nécessaire de déterminer si une clause dérogatoire peut s'appliquer à une demande de dommages-intérêts fondée sur un comportement de mauvaise foi ou d'abus de pouvoir conformément au cadre d'analyse établi dans les arrêts Power  et Mackin.

Footnotes

1. 2024 CSC 26.

2. Loi constitutionnelle de 1982,  Annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c. 11.

3. Henri BRUN et Guy TREMBLAY, Droit constitutionnel, 2E Éd. (Cowansville :Éditions Yvon Blais, 1990), p. 559.

4. L'arrêt Vancouver (Ville) c. Ward, 2010 CSC 27 a énoncé une analyse à quatre étapes pour déterminer si des dommages-intérêts constituent une réparation convenable et juste en vertu du par. 24 (1) de la Charte canadienne.

5. 2002 CSC 13.

6. Loi limitant l'admissibilité à la réhabilitation pour des crimes graves, L.C. 2010, c. 5, art. 10; Loi sur la sécurité des rues et des communautés, L.C. 2012, c. 1, art. 161.

7. Les al. 11 h) et i) de la Charte Canadienne prévoient que : 

« 11 Tout inculpé a le droit : [...]
h) d'une part de ne pas être jugé de nouveau pour une infraction dont il a été définitivement acquitté, d'autre part de ne pas être jugé ni puni de nouveau pour une infraction dont il a été définitivement déclaré coupable et puni;
i) de bénéficier de la peine la moins sévère, lorsque la peine qui sanctionne l'infraction dont il est déclaré coupable est modifiée entre le moment de la perpétration de l'infraction et celui de la sentence
 ».

8. Power, par. 112.

9. Id., par. 112.

10. Id., par. 102.

11. Id., par. 105.

12. Id., par. 107.

13. Id., par. 108.

14. Mackin, par. 79-81. L'arrêt Mackin  portait sur l'indépendance judiciaire, dont de nombreux aspects sont protégés par la Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Victoria, c. 3 plutôt que par la Charte canadienne, soit plus particulièrement son article 11 d) qui s'applique dans un contexte criminel.

15. À ce sujet, dans l'arrêt RJR-MacDonald Inc c. Canada (PG), [1994] 1 RCS 311, la Cour suprême a conclu que, « [c]ompte tenu de l'incertitude du droit quant à la condamnation à des dommages‑intérêts en cas de violation de la Charte [canadienne], il serait dans la plupart des cas impossible pour un juge saisi d'une demande interlocutoire de déterminer si un dédommagement adéquat pourrait être obtenu au procès ». Elle a ainsi énoncé que, « jusqu'à ce que le droit soit clarifié en cette matière », il fallait supposer que le préjudice financier, même quantifiable, pouvait constituer un préjudice irréparable s'il n'était pas évident qu'il pourrait y avoir recouvrement au moment de la décision sur le fond.

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