Les problématiques juridiques liées aux cryptomonnaies prennent une nouvelle dimension avec le succès récent des Initial Coin Offerings («ICO» en référence à l'acronyme anglo-saxon des «IPO» pour les introductions en bourse classiques). Une ICO mêle cryptomonnaies et crowdfunding, en vue de fi nancer le développement d'un projet (existant ou en germe). Elle consiste, pour une société ou un porteur de projet, à lever des fonds par l'émission et la vente d'actifs numériques communément appelés «tokens» (pour jeton en anglais).

Ce nouveau mode de fi nancement se développe depuis 2016. En 2017, 3,8 milliards de dollars auraient ainsi été levés1. Au milieu de l'année 2018, les fonds levés s'élèveraient déjà à près du double : 6,3 milliards de dollars2.

Sur le plan juridique, ces opérations soulèvent des problématiques inédites, qui, ne sont pas à ce jour traitées par la réglementation applicable, mais qu'il est d'ores et déjà possible de cerner.

L'Autorité des marchés fi nanciers (AMF) a lancé en automne 2017 une consultation publique afi n de recueillir l'avis des parties prenantes sur différentes pistes d'encadrement envisageables, dont les conclusions, publiées le 22 février 20183, vont conduire le régulateur à préconiser une réglementation spécifi que aux opérations d'ICO (notamment la mise en place d'un régime de visa optionnel). Celle-ci s'insérera probablement dans le cadre de la loi relative au Plan d'action pour la croissance et la transformation des entreprises (dite «loi Pacte») à venir mais la présentation du projet a été ajournée.

Dans cette attente, la confrontation d'une pratique novatrice avec le cadre strict d'un droit qui peut apparaître désuet en la matière a pour conséquence prévisible un accroissement des risques contentieux : le risque d'une perte totale de l'investissement est double, imputable, d'une part, à l'échec du projet fi nancé par une ICO, d'autre part aux fl uctuations du cours des cryptomonnaies. L'examen des problématiques juridiques soulevées par les caractéristiques d'un token permet de distinguer les responsabilités de l'émetteur, de ses dirigeants et de ses conseils, dans l'hypothèse où la législation et les tribunaux français sont compétents.

Le risque d'une perte totale de l'investissement

Dans le cadre d'une ICO, les tokens sont émis de manière automatisée, à l'appui d'un «smart contract» (code informatique souvent librement consultable), en contrepartie d'un paiement en cryptomonnaies (généralement en Bitcoin, en Ether ou en NEO) et parfois également en monnaies ayant cours légal. Ils sont souvent acquis dans un laps de temps assez court (jusqu'à quelques secondes dans certains cas).

Les ICO réalisées à ce jour permettent de relever trois principaux types de tokens émis, dont les caractéristiques sont habituellement décrites dans le «white paper» des émetteurs (document qui décrit l'opération à la manière d'un prospectus boursier) :

  • les tokens d'usage (ou «utility tokens»), qui sont des jetons conférant à leur titulaire un droit d'usage, généralement de la technologie ou des services de l'émetteur. Il s'agit à ce jour de la majorité des tokens émis dans le cadre d'ICO ;
  • les tokens conférant des droits fi nanciers ou des droits politiques, qui sont des jetons permettant à leur titulaire d'émettre des votes dans le cadre d'un projet particulier ou encore de bénéfi cier de dividendes ou d'un rendement fonction d'un projet. Les émissions de tels tokens ne sont pas courantes à ce jour, mais certaines ICO ayant eu lieu hors de France pourraient s'apparenter à cette catégorie ;
  • les «asset tokens», qui sont des tokens conférant un droit de propriété sur un ou plusieurs actif(s) sous-jacent(s) (bien immobilier, devises, métaux, etc.). Ici, un ou des actifs «réels» sont numériquement décomposés en un certain nombre de tokens, qui donnent chacun un droit de copropriété sur cet ou ces actifs. Cependant, chaque émission peut donner lieu à l'émission de tokens particuliers, susceptibles de revêtir des caractéristiques variées (tokens représentant des points de fi délité, tokens de réputation, etc.). Il convient en outre de noter que certains actifs numériques ne confèrent aucun droit particulier, sauf à être utilisés dans un protocole particulier. C'est le cas des cryptomonnaies les plus connues à ce jour : le Bitcoin (pouvant être utilisé dans le protocole éponyme) et l'Ether (pouvant être utilisé sur le protocole Ethereum).

Les responsabilités de l'émetteur et de ses dirigeants

Une personne, physique ou morale, qui, dans le cadre d'une ICO, a acquis des tokens, est susceptible d'engager la responsabilité civile de la société émettrice, voire de ses dirigeants, en cas d'échec du projet susceptible d'être ainsi fi nancé. De même, en droit pénal, un acheteur de tokens pourrait porter plainte pour tromperie sur la nature, l'espèce, les qualités substantielles, la composition ou la teneur de la chose objet du contrat. La qualifi cation pénale d'escroquerie pourrait également être envisagée. Il s'agit là de risques manifestes.

D'autres fondements, plus connexes, ne doivent pas être négligés quant à la responsabilité de l'émetteur et de ses dirigeants. Quatre seront ici développés.

En matière boursière, une ICO pourrait être requalifi ée en offre au public de titres fi nanciers et l'émetteur qualifi é d'«intermédiaire en biens divers».

S'agissant de l'offre au public de titres fi nanciers, l'AMF l'a écartée pour les ICO réalisées à ce jour mais prône, dans l'attente d'une réglementation spécifi que, une analyse au cas par cas, afi n de déterminer si les tokens entrent dans la catégorie des titres fi nanciers. Ainsi, un token qui conférerait des droits fi nanciers ou politiques analogues à des actions serait qualifi é de titre fi nancier et impliquerait l'obligation d'établir un prospectus, visé par l'AMF, préalablement à toute offre au public. Dans son document de synthèse, l'AMF relève en outre que «l'analyse juridique d'un token ne saurait être purement formelle, l'absence de certaines caractéristiques classiques des actions, comme le droit au boni de liquidation ou le droit de vote, ne saurait, à elle seule, exclure nécessairement la qualifi - cation de titre de capital». Les émetteurs et leurs dirigeants réalisant illégalement une offre au public de titres fi nanciers sous la forme d'une ICO pourraient être sanctionnés par l'AMF et par les juridictions répressives (d'autant plus si de fausses informations ou informations trompeuses ont été diffusées dans le cadre du white paper). S'agissant de l'intermédiation en biens divers, l'AMF semble considérer que les ICO pourraient relever des deux types de régime (dits «IBD1» et «IBD2») qui encadrent cette activité et entrent dans son champ de compétence :

  • d'une part, «dans le cas où une ICO prévoit que les acquéreurs de tokens n'en assurent pas eux-mêmes la gestion» ou soit qu'ils bénéfi cient d'une «faculté de reprise ou d'échange et la revalorisation du capital investi» ;
  • d'autre part, si l'ICO considérée met en avant la «possibilité d'un rendement fi nancier direct ou indirect», autrement dit la valorisation du jeton, ce qui est le cas pour les tokens conférant des droits fi nanciers et ce qui pourrait être le cas pour les «asset tokens».

Ces requalifications constituent un risque pour l'émetteur et ses dirigeants qui, dépourvus de l'agrément AMF correspondant à ces activités, pourraient être sanctionnés. On notera que la synthèse de la consultation de l'AMF écarte la qualifi cation de fi nancement participatif, qui aurait impliqué l'intervention obligatoire d'un conseiller en investissement participatif pour organiser l'ICO.

Par ailleurs dans une majorité des ICO réalisées, l'émetteur pro pose à la vente des tokens d'usage qui ont pour fi nalité d'être utilisés en contrepartie d'un service mis en place par l'émetteur. La responsabilité de ce dernier pourrait, dans cette perspective, être engagée à deux titres : le droit de la consommation et le droit fi scal.

Les services attachés à un token peuvent s'adresser à des consommateurs (quand bien même le white paper le réserverait à un public professionnel). L'AMF a d'ailleurs relevé dans la synthèse de la consultation publiée le 22 février 2018 que «la directive 2000/31/CE sur le commerce électronique du 8 juin 2000, la directive 2011/83/EU relative au droit des consommateurs du 25 octobre 2011 et les dispositions du Code de la consommation relatives aux clauses abusives sont citées comme potentiellement applicables aux opérations d'ICO». Ainsi, une ICO pourrait aussi entrer dans le champ d'application du droit de la consommation ce qui implique l'obligation d'information précontractuelle, l'interdiction des clauses dites abusives, et le droit de rétractation du consommateur.

Le traitement fi scal et comptable des ICO doit également être appréhendé. Si, par exemple, des tokens dits d'usage sont émis, ils ont pour fi nalité d'être utilisés en contrepartie de la fourniture d'un service par l'émetteur ; ainsi, les fonds récoltés pourraient s'analyser en un chiffre d'affaires qui relèverait tant de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) que de l'impôt sur les sociétés (IS). La fi scalité sur une telle levée de fonds conduirait l'émetteur à rétrocéder près de 50 % des sommes levées (partant du principe d'un taux de TVA à 20 % et d'un taux d'IS à 28 %/33 1/3 %). L'application stricte des règles fi scales applicables, dont l'évitement pourrait entraîner des conséquences lourdes pour les émetteurs (redressement fi scal avec pénalités, majorations, le cas échéant condamnation pour fraude ou évasion fi scale, etc.), découragerait toute ICO relevant de l'application du droit français.

Par ailleurs, au regard de la majorité des ICO intervenues à ce jour, une pratique usuelle consiste à attribuer gratuitement des tokens aux fondateurs et à certains de ses salariés. Ces attributions visent à motiver et fi déliser les fondateurs et salariés clés de l'émetteur, ou encore à les récompenser du travail effectué en cas de succès du projet. La valeur des jetons peut varier considérablement à court terme. Dans la mesure où ils sont attribués aux salariés et mandataires sociaux de l'émetteur, se pose la question des charges sociales et de l'impôt applicables à ce titre. Là encore, en l'état de la réglementation qui n'appréhende pas la spécifi cité des ICO, le risque n'est pas théorique.

Le traitement comptable, fi scal et social des ICO, en concertation avec les administrations concernées, mais aussi l'ANC et la CNCC, doit être précisé afi n de doter la France d'un régime approprié et pertinent qui évitera la fuite des projets vers l'étranger.

Les responsabilités des conseils

En premier lieu, les conseils (banquier, expert-comptable, codeurs, avocat notamment) qui assistent l'émetteur sont susceptibles d'être impliqués par ricochet puisqu'ils l'auront assisté dans l'élaboration et la mise en oeuvre de l'opération (structuration, pricing du token, développement du code du smart contract de l'ICO, etc.) et dans la rédaction du white paper. L'action directe d'un acquéreur de tokens déçu serait vraisemblablement irrecevable, faute d'intérêt à agir à leur encontre. En revanche, l'initiateur de l'ICO, incriminé par ce même acheteur, ou par l'AMF, pourrait se retourner contre ses conseils et engager leur responsabilité, s'il n'a pas été préalablement informé des risques encourus ou conseillé de manière appropriée.

En second lieu, la responsabilité du PSI qui conseille à un client d'investir dans une ICO pourrait être engagée. La jurisprudence, classique, dans un cadre tant civil que répressif, quant à l'obligation d'information pesant sur le PSI, trouvera à s'appliquer avec une acuité particulière. Certes, le PSI n'est pas tenu d'informer son client professionnel ni des caractéristiques des instruments fi nanciers, ni des risques engendrés par l'opération. Cependant, la notion de professionnel (ou d'opérateur averti) fait référence à des profi ls variés d'investisseurs. Plus encore, faute d'expérience dans ces opérations inédites, le critère de récurrence des opérations effectuées semble diffi cilement pertinent. Ainsi, l'obligation pour le PSI de s'informer de la connaissance et de la situation du client est susceptible d'évoluer pour s'ajuster au caractère novateur et spéculatif d'un investissement en cryptomonnaies. En défi nitive, anticiper un potentiel litige implique pour le PSI de réévaluer, par un suitability test particulier, l'adéquation de ses services pour chaque client intéressé par une ICO et de formaliser sa connaissance des enjeux et des risques.

La confrontation des ICO avec le droit constant en France ouvre d'autres problématiques. Notons à titre d'exemple l'application possible de la réglementation relative aux services de paiements qui impliquerait un contrôle de l'ACPR, ou celle relative à la législation sur la protection des données personnelles (notamment du RGPD, directive européenne publiée qui doit entrer en vigueur dans les Etats membres le 25 mai 2018).

Footnotes

1 Statistiques du site www.coinschedule.com.

2. Les Echos, 19 avril 2018.

3. http://www.amf-france.org/Actualites/Communiques-de-presse/AMF/annee-2018?docId=workspace%3A %2F %2FSpacesStore %2F57711a6c-4494-4215-993b-716870ffb182.

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