En parallèle d'un développement grandissant d'initiatives liées à la responsabilité sociale de l'entreprise, de plus en plus d'individus s'intéressent à lancer un projet qui combine un modèle d'affaires avec un impact sociétal et environnemental: ce qu'on appelle au niveau international une entreprise sociale (social enterprise).

En Suisse, il n'y a toujours pas de définition officielle de l'entreprise sociale ni un cadre juridique spécifique qui lui est dédiée. Jusqu'à présent ce terme était utilisé en Suisse de manière restrictive pour se limiter aux entreprises de réinsertion par l'économie mais il convient désormais de le comprendre dans une perspective plus large. La Commission européenne vise ainsi sous la terminologie d'entreprise sociale les entreprises (i) pour lesquelles l'objectif social ou sociétal d'intérêt commun est la raison d'être de l'action commerciale, qui se traduit souvent par un haut niveau d'innovation sociale, (ii) dont les bénéfices sont principalement réinvestis dans la réalisation de cet objet social, et (iii) dont le mode d'organisation ou le système de propriété reflète la mission, s'appuyant sur des principes démocratiques ou participatifs, ou visant à la justice sociale[1].

Certains Etats se sont investis dans la promotion et le développement de ce modèle d'affaires d'impact en créant par exemple de nouvelles formes juridiques sous lesquelles une organisation hybride peut se structurer et entreprendre, en introduisant une fiscalité attractive et privilégiée ou en accordant des subventions à certaines activités en faveur de l'entrepreneuriat social. En Suisse, il n'y a toutefois pour l'instant pas d'initiatives étatiques spécifiques pour traiter des entreprises sociales et ces dernières sont soumises au régime juridique standard.

Aussi, jusqu'à présent, les entrepreneurs sociaux utilisaient souvent en Suisse la forme de l'association ou la fondation, les formes juridiques habituelles pour les organisations caritatives, pour développer des projets à impact sociétal ou environnemental. En effet, les associations et fondations peuvent déployer une activité commerciale, quand bien même elles bénéficient de l'exonération pour raison d'utilité publique, si les statuts le permettent et si l'activité commerciale sert le but d'intérêt général de l'organisation. Ce qui a le double avantage pour l'organisation de pouvoir développer une activité lucrative tout en étant capable de recevoir des dons déductibles pour les donateurs et fondations donatrices.

Les limites à l'activité commerciale d'une organisation d'utilité publique sont posées par l'Administration fédérale des contributions:

L'activité lucrative ne doit pas constituer le but final de l'institution.

Cette activité doit se limiter à être un moyen d'atteindre le but et ne saurait constituer la seule justification économique de la personne morale; ainsi par exemple, une fondation promouvant le commerce équitable peut détenir un magasin dans lequel elle vend ses produits si les revenus sont ensuite réinvestis dans l'aide aux producteurs des pays en développement à se développer de façon durable.

En outre, l'activité lucrative doit rester subsidiaire par rapport à l'activité altruiste[2] ce qui implique malheureusement qu'une entreprise sociale qui souhaiterait être autonome financièrement et exiger pour ses prestations une rétribution analogue à celle qui est payée d'ordinaire dans la vie économique ne pourra pas être exonérée fiscalement. C'est pourquoi de nombreux entrepreneurs utilisent souvent une structure hybride, mêlant un bras caritatif et exonéré (via une fondation ou association) et un bras commercial non exonéré (via une société).

Bien que l'association et la fondation soient des formes juridiques qui peuvent aisément être utilisées par des entrepreneurs sociaux, il existe certains désavantages qui peuvent pousser l'entrepreneur social à considérer l'opportunité de constituer une société à but non lucratif.

En effet, la fondation et l'association ne permettent pas à l'entrepreneur social, quand il est seul porteur de projets, de rester maître de son projet, dès lors qu'il ne peut devenir propriétaire de ces formes juridiques qui n'ont pas d'actionnaires. Une alternative est donc de constituer une société, p.ex. sous la forme d'une société anonyme ou d'une société à responsabilité limitée, dont il pourra être actionnaire. En parallèle, il pourra agir comme membre du conseil d'administration ou directeur exécutif de l'entité.

Une demande d'exonération pour raison d'utilité publique pourra ensuite être demandée si l'entreprise sociale poursuit des buts d'intérêt général. L'Administration fédérale des contributions a confirmé que des sociétés anonymes peuvent être exonérées d'impôt pour autant qu'elles poursuivent des buts de pure utilité publique et renoncent dans leurs statuts à distribuer des dividendes et des tantièmes[3].

Quand bien même, au vu de ce qui précède, il est possible à la teneur de la loi et des directives de l'Administration fédérale des contributions de constituer des sociétés à but non lucratif, les autorités fiscales sont encore assez réticentes à octroyer une exonération fiscale à des sociétés et il est dès lors nécessaire de préparer avec la plus grande attention la demande d'exonération fiscale pour éviter un refus difficile à renverser. Certains cantons refusent d'ailleurs par principe de reconnaître l'utilité publique d'une société de capitaux, partant de l'idée que dès qu'il y a un actionnaire, on ne peut plus retenir de désintéressement de l'organisation. Peu d'entreprises sociales s'essaient donc malheureusement à l'exercice et franchissent le pas, préférant utiliser les formes traditionnelles de la fondation ou de l'association pour leur projet social.

Ce frein s'ajoute aux limites de l'exonération fiscale qui empêche toute rémunération à l'entrepreneur social s'il est concurremment directeur exécutif de l'entreprise sociale et actionnaire ou membre du Conseil de fondation ou du Comité. A cela s'ajoute une incertitude sur le traitement fiscal du produit de la vente des actions de l'entreprise sociale.

Une interpellation avait été déposée au Conseil national par Eric Nussbaumer en 2013 à propos spécifiquement du traitement et des perspectives pour les entreprises à but d'utilité publique[4]. Si le Conseil fédéral a bien confirmé qu'une société de capitaux (SA, Sàrl) peut avoir une vocation d'utilité publique, il a malheureusement relevé à l'époque qu'il n'y avait pas lieu de modifier le cadre réglementaire des sociétés et qu'il n'était pas nécessaire de prendre des mesures supplémentaires pour promouvoir le développement désirable de l'entrepreneuriat social en Suisse.

En conclusion, même si les sociétés à but non lucratif sont une option innovante pour un projet d'entrepreneuriat social en Suisse, inspirée des expériences réussies dans d'autres pays, il n'est pas encore aisé d'en lancer dans notre pays. Aussi les entreprises sociales sont devant le dilemme de lancer une société commerciale standard sans bénéficier d'avantages fiscaux particuliers ni de pouvoir recevoir des dons ou de lancer une organisation caritative avec les limites posées à l'exonération fiscale. Une évolution du cadre juridique et fiscal semble nécessaire afin de promouvoir le secteur de l'entrepreneuriat social en Suisse.

Footnotes

[1] Cf. Commission européenne, Initiative pour l'entrepreneuriat social, COM(2011) 682.

[2] Cf. Administration fédérale des contributions, Circulaire n°12 du 8 juillet 1994.

[3] Cf. idem.

[4] Eric Nussbaumer, Interpellation n°13.3689 "Situation des entreprises d'utilité publique", 12 septembre 2013.

Originally published by Sustainable Finance Geneva.

The content of this article is intended to provide a general guide to the subject matter. Specialist advice should be sought about your specific circumstances.