Dans quelle mesure le droit financier français constitue-t-il une source d'inspiration, voire une référence pour le législateur européen, et ainsi pour le droit européen ? Généralement, les travaux et études universitaires, ou les rapports de certains organismes publics se penchent plutôt sur l'étude de l'impact du droit européen sur le droit français. Ceci est particulièrement discuté en matière de procédure pénale1, et plus largement de défense des droits et des libertés individuelles où le rôle de la Cour de Strasbourg, gardienne de la CEDH, a largement influencé l'organisation du droit processuel français ces dernières années. Mais bien d'autres secteurs du droit et de la vie économique ont été influencés par le droit européen, comme le droit des concentrations et de la concurrence, bien sûr. C'est la question de l'« européanisation » des lois nationales. Selon une étude récente, le taux d'européanisation ne serait supérieur à 30 % que dans trois grands secteurs2 : les lois nationales d'origine communautaire concernent surtout l'agriculture, la finance, l'agriculture et l'environnement. Les domaines les moins touchés : l'éducation, la protection sociale, le logement et la défense.

Mais le champ de notre réflexion est tout autre. Le droit français exerce-t-il une influence sur le droit communautaire ? Que cette influence soit au niveau des principes retenus, ou des catégories juridiques. Posée de la sorte, la question peut sembler presque saugrenue dans la mesure où l'image d'Épinal que l'on peut avoir du droit français n'est a priori pas (plus) celle d'un droit qui s'exporte3.

Figé dans ses principes et son immobilisme depuis Napoléon, le droit français ne serait plus que l'ombre de lui-même. Au point que lors de l'émancipation d'un certain nombre de pays de l'économie communiste, ceux-ci se seraient plus inspirés de droits anglo-saxons que de traditions civilistes, parfois même pour des pays européens de l'ex-bloc de l'Est. Depuis plus de vingt ans, les travaux d'universitaires anglo-saxons n'ont eu de cesse de promouvoir le système de la common law au détriment du système romano-germanique4. Ce travail a fini par influencer les organisations internationales, dans leur mode d'appréciation de la qualité juridique des systèmes légaux. La preuve ? Le rang catastrophique de la France dans les classements de la Banque mondiale et son Rapport Doing Business qui mesure l'efficacité des systèmes juridiques nationaux, au regard de certains critères économiques, comme la facilité de création d'une société, la force des contrats, l'efficacité de garanties et sûretés en cas de procédure collective. Depuis son édition 2006, ce rapport procède à un classement général des différents pays et la France apparaît alors au 44e rang. Dans l'édition 2009, la France est au 31e rang. En 2016, elle figure au 27e. On peut contester la méthode, comme le courant de pensée sous-jacent5, qui pose en postulat que la réglementation économique d'un pays est déterminée par son appartenance à une tradition juridique, celle des pays de common law étant plus favorable aux affaires6. Celle-ci se caractérise par une place plus importante laissée à la jurisprudence, laquelle, grâce à la technique des precedents, offre un niveau de sécurité et de prévisibilité de la norme juridique. Mais surtout, elle se distingue des systèmes de tradition civiliste par la place plus grande laissée à l'auto-régulation. Cette théorie, ou à tout le moins l'idée sous-jacente que le droit le plus favorable au développement économique était celui d'origine de common law, a été véhiculée jusqu'à la Commission européenne qui a fini par s'en persuader. Ce qui explique, en partie, pourquoi la pensée juridique anglaise est devenue la source principale d'inspiration de la Commission européenne en matière de liberté de commerce et d'industrie, et en premier lieu pour les activités financières7.

1. Le droit des marchés financiers, la liberté contractuelle et la common law

Avant de devenir le modèle de la Commission européenne, le droit anglo-saxon a d'abord réussi à influencer les droits nationaux à partir des années 80. La phase de globalisation de l'économie et, en premier lieu, des marchés financiers, à compter de cette période a inévitablement conduit à retenir comme modèles juridiques ceux qui étaient les plus ouverts à la concurrence, les moins interventionnistes et les plus souples pour les acteurs économiques. La conséquence en a été un alignement des normes nationales sur les normes d'origine anglo-saxonne considérées comme de « valeur internationale »8. Les règles de la City de Londres ont, ainsi, servi de modèle à plusieurs législateurs nationaux (à commencer par le français), notamment pour la réorganisation des bourses (disparition du système de cotation dirigé par les ordres par un système dirigé par les prix) ou la réglementation des produits financiers ou des produits dérivés.

À partir des années 90, les textes européens en matière de marchés financiers prônent clairement une concurrence libre et ouverte entre acteurs économiques, et donc entre places boursières. À y regarder de plus près, les directives ou règlements que l'on classe comme d'« influence anglaise » sont les textes concernant les marchés financiers de gros ; ceux pour lesquels la Place de Londres porte une attention particulière, compte tenu de son poids et de son rôle, toujours croissants, toujours plus incontournables (grâce, faut-il le rappeler, notamment aux banques françaises qui ont choisi dès la fin des années 90 la Place de Londres contre la Place de Paris). Des exemples ? La première directive sur les marchés financiers, la DSI de 1993, puis celle dite MIF I et maintenant MIF II n'ont eu de cesse de promouvoir un système de fragmentation des marchés boursiers traditionnels, préférant la multiplication des systèmes de négociation à l'unicité d'une bourse, fût-elle régionale, et ce, au plus grand bénéfice des acteurs mondiaux (souvent non Européens) et clairement au détriment de la veuve de Carpentras ou de celle d'Écosse qui se sont vues petit à petit écartées de ces marchés, et reléguées dans des produits de substitutions (Trackers, ETF, OPCVM, FIA). Les différentes bourses européennes ne comptent plus que très peu d'investisseurs individuels. Un autre exemple de la préférence donnée aux professionnels et non aux investisseurs de détail est le marché du collatéral où, afin de permettre aux banques d'investissement de pouvoir répondre aux appels de marge des bourses et autres chambres de compensation, on a créé une directive sur mesure qui permet aux professionnels d'utiliser les titres (re-use) de leurs clients comme s'ils en étaient propriétaires. Ces différents textes se caractérisent par une approche commune : celle de favoriser la concurrence entre acteurs et la liquidité du marché, parfois même au prix d'une baisse de protection des investisseurs, en laissant les forces du marché s'équilibrer ; autrement dit, créer les conditions de compétition les plus ouvertes, en supprimant les barrières réglementaires permettant de protéger les marchés locaux (et donc de facto, les investisseurs). L'idée sous-jacente à ces textes part du principe que le marché dit de gros ne doit pas suivre les mêmes règles que le marché dit de détail ; que ce marché de gros doit d'abord permettre aux acteurs de traiter d'égal à égal, sans protection particulière, selon des règles le plus souvent purement contractuelles.

Tel est d'ailleurs le sens de la proposition relative à la création d'une Union des marchés de capitaux et des textes qu'il convient de mettre en oeuvre pour achever cet objectif. Ces différents textes n'ont d'autres buts que de permettre d'achever la création d'un marché (unique ?) financier européen.

2. Le droit bancaire et financier, la protection du faible et le droit français

Mais cette « influence anglaise » est nettement moins prégnante dans les textes bancaires et financiers ne traitant pas des marchés financiers de gros. Au contraire, divine surprise, le droit français (et plus largement le droit romano-germanique) apparaît comme ayant été longtemps une source d'inspiration pour de nombreuses directives traitant des marchés de détail, et même parfois des marchés de gros lorsqu'il s'agit de pratiques abusives ! Que l'on songe aux directives et règlements en matière de droit de la consommation, mais aussi de ventes à distance de services financiers, de crédit hypothécaire, de comparabilité des frais de comptes bancaires, de documents d'information clé relatifs aux produits d'investissement de détail (PRIIPs) et d'abus de marché.

Car ce qui caractérise le droit français (et continental) en l'espèce, et en ce sens il peut parfois apparaître comme l'opposé de la common law, c'est avant tout un système juridique cherchant à rééquilibrer les forces en présence dans un contexte où elles ne sont pas, par nature, sur un pied d'égalité. Autrement dit, le droit français se distingue par sa propension à accorder un régime de protection à la partie la plus faible. Il en résulte non seulement des règles dites consuméristes (la France est le grand inventeur du code de la consommation) mais aussi un rôle plus important accordé à la puissance publique, à la régulation publique, au contrôle des acteurs privés par l'administration.

question de la protection de la partie faible dans les rapports contractuels est une des caractéristiques du droit français. Bien sûr, le principe de la liberté individuelle et son corollaire la liberté du contrat constituent le socle de notre droit civil, mais ce principe est tempéré par un autre tout aussi puissant : celui de s'assurer d'un certain équilibre dans ces rapports contractuels. D'où, par exemple, la notion de lésion en droit français. Or, si cette recherche de l'équilibre dans les rapports contractuels figure déjà dans le code civil napoléonien, ce n'est que plus tard que s'est développée l'idée d'un régime de protection de la partie faible par le droit. À cet égard, deux grands juristes français du XXe siècle ont travaillé sur la question du rôle du droit comme instrument protecteur : Louis Josserand et Georges Ripert. En octobre 1934, Josserand donne une conférence à l'École française de droit de Beyrouth, intitulée La protection des faibles par le droit. Il explique déjà que la tendance contemporaine du droit est de protéger de plus en plus les faibles contre l'exploitation des forts. Il y voit une rénovation et une humanisation du droit. Ripert consacre lui aussi un chapitre à la protection des faibles dans son livre, Le régime démocratique et le droit civil moderne. L'un et l'autre recourent à la morale pour justifier la défense des faibles contre l'exploitation injuste dont ils peuvent être victimes. Mais la morale à laquelle ils font référence n'est pas la même : morale chrétienne chez Ripert, morale républicaine chez Josserand. Il se trouve que, s'agissant de la protection des faibles contre l'exploitation injuste des forts, ces deux morales se rejoignent. Ce sont ces principes de protection de la partie faible qui ont irrigué le droit français depuis plusieurs generations9. Cette protection des faibles intervient de deux manières. D'une part, sous une forme préventive, le législateur prohibant certaines clauses de nature à mettre le faible à la discrétion du fort (clause d'exonération de responsabilité dans le contrat de transport, certaines clauses des contrats d'assurance, etc.) ou prescrivant que les clauses contractuelles rédigées soient présentées aux clients de manière très claire. D'autre part, lorsque l'abus de faiblesse n'a pu être prévenu, des sanctions a posteriori sont possibles.

En France, le droit commun des contrats est imprégné de l'idée que les relations contractuelles ne sont pas systématiquement équilibrées entre les parties. D'où l'idée qu'il convient dorénavant de diviser entre « contrats structurellement équilibrés et structurellement déséquilibrés »10, c'est-à-dire ceux qui impliquent des parties de puissance et de compétence comparables, et ceux qui, au contraire, comprennent un contractant en « position de dépendance économique, technique ou sociale »11, autrement dit une partie faible. Cette reconnaissance de la réalité économique se retrouve dans l'ordonnance du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats. En effet, la protection de la partie faible constitue officiellement l'un de ses trois axes essentiels. Le nouveau droit français des contrats prévoit ainsi une obligation générale d'information, consacre la notion de bonne foi à tous les stades de la vie du contrat, reconnaît un « abus de faiblesse » à la civiliste12, crée un délai de réflexion et un délai de rétractation, prohibe tout contenu excessif13, met en place un encadrement de la fixation unilatérale du prix où le juge peut intervenir en cas d'abus, et prévoit un principe d'interprétation des clauses obscures en défaveur de celui qui a proposé le contrat. Cette consécration d'un régime de protection de la partie faible, dans le coeur du droit civil (et non plus uniquement dans le code de la consommation), permet au droit français de se positionner comme un droit moderne, tenant compte de la réalité économique et offrant son parapluie protecteur aux contractants les plus faibles.

L'on retrouve cette préoccupation de protection dans les services financiers.

Concrètement, quels sont les problèmes que rencontrent les consommateurs / investisseurs dans le domaine financier ? Il convient de distinguer les problèmes communs à tous les produits de ceux spécifiques à certains produits. Dans le premier cas, l'on peut citer la transparence des produits (coût total du service, compréhension du produit), les pratiques de vente parfois agressives, une documentation inadéquate ou peu compréhensible, la protection des données, les mécanismes de réclamation. Viennent ensuite les problèmes spécifiques à certains produits, comme les dépôts bancaires, les crédits bien sûr, les services de paiement, les assurances : dans tous ces produits, la question principale est celle de la transparence des frais, de l'adéquation des produits aux besoins du client. Face à ces pratiques, il convient de protéger le client / investisseur.

Ce régime de protection s'illustre dans de nombreux dispositifs législatifs dans lesquels la France a souvent été pionnière, au point que sa législation a inspiré le droit européen. Que l'on songe, sans souci d'exhaustivité, à la création d'une autorité administrative propre à assurer la surveillance des marchés et la protection de l'épargne (la COB a été la première autorité de la sorte en Europe), aux mécanismes de lutte contre le surendettement, au principe du droit au compte bancaire, au régime des clauses abusives, à celui de la protection des données per-sonnelles (la CNIL a, elle aussi, été la première autorité administrative nationale), à la répression des abus de marchés (là encore la France a été pionnière avec une législation sur le délit d'initié en avance sur son temps) ou encore au régime de la protection des avoirs des clients auprès de leurs intermédiaires financiers. Tous ces mécanismes figurent aujourd'hui au niveau du droit européen, mais bien souvent leur inspiration provient du droit français.

Cette tendance à la protection conduit ainsi à reconnaître l'existence d'un ordre public financier de protection (à côté d'un ordre public de direction) avec une réglementation spécifique tendant à protéger la partie la plus faible, à savoir l'investisseur14, tout au moins lorsqu'il s'agit d'une personne non avertie ou d'un non-professionnel, qu'il s'agisse de la réglementation de l'appel public à l'épargne, de l'obligation d'information voire de conseil de l'intermédiaire financier, et de la transposition de certains mécanismes du droit de la consommation tels que le délai de réflexion et le droit de rétractation15.

Cet objectif de protection répond de plus en plus aux attentes d'une part importante des populations, surtout depuis la crise financière. Il s'agit là de la question de la « finance responsable », c'est-à-dire d'une industrie dont les produits doivent d'abord répondre aux besoins des clients et de l'économie, plutôt que des machines à commissions.

Ainsi, ce régime de protection du consommateur / investisseurs, qui a pu apparaître pendant des années comme une faiblesse du droit français, n'est-il pas en train de devenir un atout ? Pendant trop longtemps, on a cherché à attirer les investisseurs en France au motif que notre système leur était aussi favorable qu'un autre (c'est-à-dire leur offrait une liberté contractuelle totale). C'était sans compter avec notre fiscalité. Mais pourquoi ne pas faire de la France le héros / héraut de la protection du consommateur / investisseur ? À l'heure où les citoyens continuent de marquer une défiance envers les marchés financiers et leurs acteurs, alors que ceux-ci cherchent avant tout à être rassurés sur la protection de leurs avoirs auprès des intermédiaires financiers, la France n'a-t-elle pas une carte à jouer dans ce domaine ?

Sa voix serait d'autant plus crédible, que son image d'un pays protecteur est largement véhiculée par les médias internationaux.

Footnotes

1 On se souvient de l'importante réforme de la garde à vue par la loi du 14 avril 2011. C'est le Conseil constitutionnel qui l:a impulsée, lui-même sous la pression de la CEDH.

2 Th. König et O. Costa, The Europeanization of domestic legislatures, Springer, 2012.

3 Les rapports sont nombreux sur la perte d'influence du droit français à l'international. Citons le Rapport du Conseil d'État, L'influence internationale du droit français, La Documentation française, sept. 2001. Et plus récemment, le Rapport du CESE, L'influence de la France sur la scène européenne et internationale par la promotion du droit continental, sept. 2014.

4 Ph. Wood, Maps of World Financial Law, 6th ed., 2008, Sweet & Maxwell Ltd ; même si les recherches les plus récentes sont plus nuancées : M. Schmiegelow et H. Schmiegelow (Sous la direction de), Institutional Competition between Common Law and Civil Law : Theory and Policy, Springer, 2014.

5 Celui de la Theory of legal origins.

6 L'article de référence en la matière est le suivant : R. la Porta, F. Lopez-de-Silanes et A. Shleifer, The economic consequences of legal origins, Amsterdam Business School Research Institute, 2008.

7 M. Salah, « La mise en concurrence des systèmes juridiques nationaux – Réflexions sur l'ambivalence des rapports du droit et de la mondialisation », Revue internationale de droit économique, 2001/3, p. 142.

8 A. Couret, « La dimension internationale de la production du droit », in G. Martin et J. Clam (Sous la direction de), Les transformations de la régulation juridique, LGDJ, 1998, pp. 197 et ss.

9 J. Ghestin et M. Fontaine, Protection de la partie faible dans les rapports contractuels, LGDJ, Bibl. dr. priv., n° 261, 1998.

10 F. Zenati-Castaing et Th. Revet, Cours de droit civil. Contrats. Théorie généraleQuasi-contrats, PUF, 2014, spéc. n° 4, pp. 33-37.

11 Ibid, n° 4, p. 36.

12 Le nouveau droit ajoute au vice de violence le cas dans lequel « une partie, abusant de l'état de dépendance dans lequel se trouve son cocontractant, obtient de lui un engagement qu'il n'aurait pas souscrit en l'absence d'une telle contrainte et en tire un avantage manifestement excessif ».

13 Le futur article 1170, d'une part, prévoit que « Toute clause qui prive de sa substance l'obligation essentielle du débiteur est réputée non écrite » (reprise de la célèbre jurisprudence dite Chronopost). D'autre part, l'article 1171 énonce que « dans un contrat d'adhésion, toute clause qui crée un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat est réputée non écrite. L'appréciation du déséquilibre significatif ne porte ni sur l'objet principal du contrat ni sur l'adéquation du prix à la prestation ». Cette disposition est calquée sur le mécanisme consumériste des clauses abusives (art. L. 132-1, C. consom.), à ceci près que le droit commun cantonnera expressément son application aux contrats d'adhésion.

14 A. Tehrani, Les investisseurs protégés en droit financier, LGDJ, Bibl. dr. entreprise, n° 88, 2015 ; C. Lombardi, La protection de l'investisseur sur le marché financier, LGDJ et Éditions Schulthess, Genève, 2012.

15 J. Méadel, Les marchés financiers et l'ordre public, LGDJ, bibl. dr. priv., 2007.

Previously published in the June 2016 issue of APF

The content of this article is intended to provide a general guide to the subject matter. Specialist advice should be sought about your specific circumstances.