Comme Yeats l'a écrit dans son poème intitulé La Seconde venue : « L'anarchie se déchaîne sur le monde »1. Bien qu'on ne puisse pas à proprement parler d'anarchie, assurément la plupart des praticiens en insolvabilité s'attendaient à ce que la décision de la Cour d'appel de l'Alberta dans l'affaire Redwater2 soit confirmée, préservant les priorités offertes aux créanciers garantis et ramenant le gouvernement provincial au statut de créancier non garanti. Cela semblait la conséquence presque inévitable de l'arrêt Terre Neuve et Labrador c. AbitibiBowater Inc., 2012 CSC 67, [2012] 3 RCS 443, dans lequel Terre-Neuve n'a pas réussi à faire reposer la responsabilité en matière de dépollution sur les créanciers garantis. Cette attente a été anéantie le 31 janvier 2019 lorsque la Cour suprême du Canada a rendu sa décision dans l'affaire Redwater

En traitant de l'arrêt Abitibi, le juge Wagner, parlant au nom de la majorité des juges de la Cour suprême, a déclaré ce qui suit :

Pour ce qui est de la première partie du critère, l'arrêt Abitibi ne doit pas être considéré comme soutenant la thèse qu'un organisme de réglementation est toujours un créancier lorsqu'il exerce les pouvoirs d'application qui lui sont dévolus par la loi à l'encontre d'un débiteur. L'organisme de réglementation exerçant un pouvoir pour faire respecter un devoir public n'est pas un créancier de la personne ou de la société assujettie à ce devoir. En l'espèce, personne ne conteste qu'en cherchant à assurer le respect des obligations de fin de vie incombant à Redwater, l'organisme de réglementation agit de bonne foi à titre d'autorité de réglementation et il n'est pas en mesure d'obtenir un avantage financier. Il est clair que l'organisme de réglementation a agi dans l'intérêt public et pour le bien public en rendant les ordonnances d'abandon et en assurant le respect des exigences relatives à la CGR, et qu'il n'est donc pas un créancier de Redwater. C'est le public qui bénéficie de ces obligations environnementales ; la province n'est pas en mesure d'en bénéficier financièrement. Cela suffit, à proprement parler, pour trancher cet aspect du pourvoi.

Comme cela pourrait se révéler utile à l'avenir, à la troisième partie du critère, le tribunal doit décider s'il y a suffisamment de faits indiquant qu'il existe une obligation environnementale de laquelle résultera une dette envers un organisme de réglementation. Pour établir si une obligation réglementaire non pécuniaire du failli est trop éloignée ou trop conjecturale pour être incluse dans la procédure de faillite, le tribunal doit appliquer les règles générales qui visent les réclamations futures ou éventuelles. Il doit être suffisamment certain que l'éventualité se concrétisera ou, en d'autres termes, que l'organisme de réglementation fera respecter l'obligation en exécutant les travaux environnementaux et en sollicitant le remboursement de ses frais. Dans le cas présent, les ordonnances d'abandon et les exigences relatives à la CGR ne satisfont pas à cette partie du critère. La preuve n'établit pas qu'il est suffisamment certain que l'organisme de réglementation procédera à l'abandon et présentera une demande de remboursement. Cette réclamation est trop éloignée et conjecturale pour être incluse dans la procédure de faillite. En outre, le refus de l'organisme de réglementation d'approuver les transferts de permis jusqu'à ce que les exigences relatives à la CGR aient été satisfaites ne lui donne pas une réclamation pécuniaire contre Redwater.

Il est difficile de comprendre comment la majorité de la Cour suprême est arrivée à cette conclusion, compte tenu de l'arrêt Abitibi. Les motifs des juges Moldaver et Côté de la minorité laissent entendre clairement que les distinctions faites par les juges de la majorité font passer la forme avant le fond. S'il était clair dans l'affaire Abitibi que Terre-Neuve était un créancier et qu'elle allait avoir à assumer les frais de dépollution, on aurait pu penser que la situation était tout aussi claire dans l'affaire Redwater

Bien que nous ne soyons pas certains de la façon dont la Cour suprême est arrivée à cette conclusion, nous comprenons son point de vue. Il s'agit d'une décision en matière de politique et, en ces temps difficiles, la Cour suprême a privilégié l'environnement plutôt que les droits des créanciers garantis. La question de savoir si cette décision rendra le financement dans le secteur pétrolier obsolète ou modifiera les pratiques actuelles à l'égard des prêts existants reste à voir, mais d'autres gouvernements provinciaux commenceront à reproduire la législation de l'Alberta qui a été appliquée dans l'affaire Redwater aux fins de composer avec toute industrie ayant une empreinte sur l'environnement. Les secteurs miniers et forestiers nous viennent à l'esprit, mais il y en aura d'autres. À titre d'exemple, il n'existe aujourd'hui pas d'obstacles empêchant les gouvernements provinciaux d'adopter une législation analogue à l'Environmental Protection and Enhancement Act (EPEA) de l'Alberta exigeant que les sociétés exploitant des usines de pâte à papier et les sociétés minières effectuent des dépôts à mesure de l'augmentation de leur empreinte environnementale, ou aient à faire face aux conséquences lorsqu'elles abandonnent des biens nuisibles pour l'environnement. Dans le cas des puits de pétrole, les créanciers garantis devront surveiller leurs emprunteurs pour s'assurer qu'ils possèdent une réserve suffisante pour prendre des mesures à l'égard des puits abandonnés. Bientôt, les créanciers garantis pourraient avoir à faire la même chose avec d'autres emprunteurs dont les activités nuisent à l'environnement. Étant donné le résultat dans l'affaire Redwater, les créanciers garantis ayant des emprunts existants dans le secteur pétrolier devraient examiner leur garantie pour établir si leurs emprunteurs sont actuellement en défaut technique en n'ayant pas de fonds suffisants en réserve pour payer ces frais. En fonction de la formulation de leur garantie, les créanciers garantis pourraient clairement être en droit d'insister pour que cela soit le cas. Il n'est pas difficile d'imaginer que le défaut de pouvoir prendre des mesures à l'égard des puits abandonnés pourrait dorénavant constituer un changement défavorable important. La question de savoir si leurs clients possèdent les fonds nécessaires au financement de ces réserves constitue un autre problème. Les organismes de réglementation permettront souvent de rattraper une obligation sous-capitalisée au fil du temps, comme dans le cas des obligations sous-capitalisées en matière de régime de retraite, pour éviter l'autodestruction mutuelle assurée. Il se pourrait bien que ce soit ici aussi le cas. 

Ce qui est intéressant à l'égard de la décision de la majorité, c'est qu'elle se fonde largement sur l'objectif de la Loi sur la faillite et l'insolvabilité. Après une introduction, le juge Wagner fait précéder ses commentaires par les déclarations qui suivent :

La faillite n'est pas un permis de faire abstraction des règles, et les professionnels de l'insolvabilité sont liés par les lois provinciales valides au cours de la faillite. À titre d'exemple, ils doivent respecter les obligations non pécuniaires liant l'actif du failli qui ne peuvent être réduites à des réclamations prouvables et dont les effets n'entrent pas en conflit avec la LFI, sans égard aux répercussions que cela peut avoir sur les créanciers garantis du failli. Étant donné la nature procédurale de la LFI, le régime de faillite repose en grande partie sur l'application continue des lois provinciales, mais en cas de conflit véritable entre les lois provinciales concernant la propriété et les droits civils et la législation fédérale sur la faillite, la LFI l'emporte. La LFI dans son ensemble est censée favoriser l'atteinte de deux objectifs : le partage équitable des biens du failli entre ses créanciers et la réhabilitation financière du failli. Puisque Redwater est une société qui ne s'extirpera jamais de la faillite, seul le premier objectif est pertinent en l'espèce.

S'ils constituent les deux objectifs fondamentaux de la LFI, ils ne constituent toutefois pas les objectifs fondamentaux de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (« LACC »). Historiquement, l'objectif de la LACC a été de fournir une tribune aux sociétés financièrement en détresse pour concevoir un plan d'arrangement dans le but de devenir viable à l'avenir. Ces dernières années, les tribunaux ont toutefois reconnu que l'un des objectifs de la LACC est de permettre une liquidation ordonnée aux termes d'un plan d'arrangement ou sans plan. Récemment, la plupart des plans sous le régime de la LACC ont été des procédures de liquidation. Si, comme l'a suggéré la Cour suprême, le gouvernement de l'Alberta n'est pas un créancier, il ne pourrait alors pas avoir de droit de vote à l'égard d'un plan aux termes de la LACC et le résultat de l'affaire Redwater pourrait être évité en déposant un plan d'arrangement et en le faisant approuver. Les créanciers garantis pourraient avoir à faire des concessions pour que ce plan d'arrangement soit approuvé, mais il donne l'espoir d'éviter le résultat de l'affaire Redwater.

Cela deviendra évident au moment opportun, mais pour l'instant, les créanciers garantis doivent être conscients des risques posés par la décision Redwater, pas seulement à l'égard du secteur pétrolier, mais également dans toutes les industries qui ont un effet important sur l'environnement. 

Footnotes

1 Traduction de Yves Bonnefoy dans Anthologie bilingue de la poésie anglaise, La Pléiade, 2005

2 Orphan Well Association c. Grant Thornton Ltd., 2019 CSC 5 (37627) (« Redwater »).

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