Dans l'affaire Keatley Surveying v. Teranet, la Cour d'appel de l'Ontario a rendu l'une des seules décisions au Canada (et au monde) portant sur le droit d'auteur de la Couronne1. Cet arrêt vient confirmer la large portée du droit d'auteur de la Couronne aux termes de la Loi sur le droit d'auteur canadienne, qui pose notamment le risque pour les titulaires de se voir privés de leur droit d'auteur sur les Suvres qu'ils ont créées, puis soumises à un organisme gouvernemental. Cette décision aura des conséquences pour les entreprises qui utilisent des documents mis à la disposition du public par les gouvernements fédéral et provinciaux et, au premier chef, pour celles qui soumettent ces documents aux autorités gouvernementales.

CONTEXTE

Keatley Surveying était le représentant des demandeurs dans un recours collectif opposant des arpenteurs-géomètres à Teranet, la société privée qui administre le registre foncier électronique de l'Ontario. Les arpenteurs-géomètres alléguaient que Teranet portait atteinte à leurs droits d'auteur en mettant à la disposition du public des exemplaires de leurs plans.

Teranet a fait valoir que les arpenteurs-géomètres n'étaient plus titulaires des droits d'auteur sur les plans qu'ils avaient déposés au registre foncier puisque, par l'application des dispositions sur le droit d'auteur de la Couronne de la Loi sur le droit d'auteur, c'était à présent le gouvernement provincial qui les détenait. Le juge de première instance a donné raison à Teranet, et Keatley Surveying a interjeté appel de cette décision devant la Cour d'appel de l'Ontario.

SOMMAIRE

  • Le droit d'auteur de la Couronne est subdivisé en deux volets : (1) les Suvres préparées par le gouvernement; (2) les Suvres publiées « sous la direction ou la surveillance » du gouvernement.
  • Sous le volet des Suvres publiées, pour déterminer si une Suvre a été publiée sous la direction ou la surveillance du gouvernement, il faut appliquer un critère des pondérations dépendantes de l'appréciation des faits en cause pour évaluer la portée des droits détenus par le gouvernement au moment de la publication.
  • Le droit d'auteur de la Couronne sur une Suvre peut s'appliquer même dans les cas où le gouvernement n'est pas la première entité à la publier. Il s'ensuit que dans certains cas, la publication d'une Suvre par le gouvernement peut avoir pour effet de priver le titulaire de son droit d'auteur.
  • Les lois provinciales sont pertinentes pour aider à déterminer si une publication a été faite sous la direction ou la surveillance du gouvernement, mais ne peuvent pas transférer directement un droit d'auteur.

ANALYSE

Teranet étant une société privée, la première question à laquelle devait répondre la Cour était de savoir si le régime du droit d'auteur de la Couronne s'appliquait2. Sous la plume du juge Doherty, la Cour unanime a conclu d'emblée que ce régime s'appliquait et que la question du rôle de la société privée était « sans rapport » avec le bien-fondé de la demande de Keatley3. De même, la Cour a affirmé que pour déterminer si le droit d'auteur de la Couronne s'appliquait, les activités de Teranet devaient être imputées à la Couronne provinciale4.

La question suivante était de déterminer si les plans d'arpentage avaient été « préparés ou publiés par l'entremise, sous la direction ou la surveillance de Sa Majesté », ce qui est la condition nécessaire pour donner ouverture au droit d'auteur de la Couronne. La Cour a considéré que cette disposition définissait un critère subdivisé en deux volets indépendants, celui des Suvres « préparées » et celui des Suvres « publiées ». Si l'un des deux volets du critère était satisfait, le droit d'auteur revenait à la Couronne provinciale.

La Cour d'appel a convenu avec le juge de première instance que les plans n'avaient pas été « préparés » par l'entremise, sous la direction ou la surveillance de la Couronne, puisqu'ils avaient été réalisés par des arpenteurs-géomètres privés agissant de leur propre initiative5. Pour trancher l'appel, la Cour devait donc déterminer si les plans avaient été « publiés par l'entremise, sous la direction ou la surveillance » de la province6.

La Cour n'a eu aucun mal à conclure qu'il y avait bel et bien eu publication par le gouvernement, car la Loi sur le droit d'auteur définit le terme « publication » comme la mise à la disposition du public d'exemplaires de l'Suvre7. Par conséquent, en mettant sur demande les plans d'arpentage à la disposition du grand public, Teranet les « publie » aux fins du droit d'auteur8.

La conclusion selon laquelle les plans d'arpentage étaient publiés par la Couronne aurait dû mettre un terme à l'analyse, puisque la Loi sur le droit d'auteur confère à la Couronne le droit d'auteur sur toute Suvre « publiée » par la Couronne9. Toutefois, la Cour d'appel de l'Ontario a déclaré que la « simple publication par la Couronne » ne suffisait pas pour donner ouverture au régime du droit d'auteur de la Couronne10 et que seules les Suvres publiées « sous la direction ou la surveillance » de la Couronne étaient admissibles à un tel droit11.

Cette décision vient réduire de façon importante le champ d'application du droit d'auteur de la Couronne au Canada. Selon l'approche définie par la Cour, le simple fait qu'une Suvre ait été publiée par la Couronne ne suffit pas pour que celle-ci puisse prétendre à un droit d'auteur, car la publication doit aussi satisfaire au critère de « direction ou surveillance ».

La Cour d'appel de l'Ontario a statué que pour déterminer si une Suvre a été publiée sous la direction ou la surveillance de la Couronne, les tribunaux doivent analyser la portée des droits détenus par le gouvernement au moment de la publication, en affirmant que « plus ces droits associés au droit d'auteur et détenus par la Couronne sont étendus et nombreux, et plus plausible est la conclusion que l'Suvre a été publiée "sous la direction ou la surveillance" de la Couronne »12.

Dans son analyse du degré de surveillance, la Cour a tenu compte de plusieurs facteurs, dont aucun n'était en soi déterminant13 :

  • La garde ou la propriété de la représentation physique de l'Suvre (en l'espèce, le plan d'arpentage déposé physiquement au registre foncier).
  • Le contrôle sur la forme et le contenu du plan d'arpentage.
  • L'impossibilité pour l'arpenteur-géomètre d'apporter des modifications au plan après son dépôt.
  • Le pouvoir exclusif des autorités gouvernementales de modifier le plan d'arpentage, même sans avoir informé l'arpenteur-géomètre ou lui avoir demandé son autorisation.
  • L'obligation légale faite à la Couronne de mettre des exemplaires des plans à la disposition du public.
  • La réglementation interdisant l'acceptation dans le registre foncier de tout plan contenant une allégation ou une marque de droit d'auteur.

Collectivement, ces facteurs ont été considérés par la Cour comme permettant de conclure que les Suvres avaient été publiées « sous la direction ou la surveillance » de la Couronne, de telle sorte que cette dernière était titulaire du droit d'auteur afférent à ces Suvres. Ensuite, la Cour a examiné et écarté deux motifs de contestation de ses conclusions en faveur du droit d'auteur de la Couronne, à savoir le fédéralisme et la première publication.

En ce qui concerne le fédéralisme, la Cour a souligné que les lois provinciales pouvaient être pertinentes pour aider à déterminer si une publication a été faite « sous la direction ou la surveillance » de la Couronne provinciale14, mais qu'elles ne pouvaient opérer de transfert direct de la propriété d'une Suvre protégée par droit d'auteur d'une personne à une autre15.

La Cour a également écarté l'argument de Keatley selon lequel la Cour devait se conformer à la jurisprudence australienne à l'effet que la Couronne doit être la première personne à publier une Suvre pour pouvoir être titulaire du droit d'auteur rattaché à celle-ci16. La Cour d'appel de l'Ontario a souligné que la Loi sur le droit d'auteur canadienne s'applique à toute publication faite « sous la direction ou la surveillance » de la Couronne, qu'il s'agisse ou non de la première publication de l'Suvre17. Quant à elle, la loi australienne fait expressément référence à la première publication par la Couronne. Ainsi, toute publication faite « sous la direction ou la surveillance » de la Couronne peut donner ouverture au droit d'auteur de la Couronne, même si l'Suvre a déjà été publiée par une partie privée. Cet aspect de la décision vient élargir la portée du droit d'auteur de la Couronne au Canada, car il a pour corollaire que la publication d'une Suvre par le gouvernement peut dans certains cas usurper rétroactivement le droit d'auteur dont une partie privée était titulaire.

Pour protéger les droits d'auteur dont elles sont titulaires, les organisations dont les Suvres sont susceptibles d'être publiées par le gouvernement ont tout intérêt à obtenir toutes les cessions ou les renonciations nécessaires, car le régime du droit d'auteur de la Couronne ne s'applique pas si une entente privée a été conclue avec l'auteur de l'Suvre18. Si de telles mesures préventives n'ont pas été prises, il pourrait être nécessaire d'obtenir une rétrocession des droits par la Couronne.

Footnotes

1 Keatley Surveying v Teranet, 2017 ONCA 748.

2 Ibid., par. 19.

3 Ibid., par. 19.

4 Ibid., par. 31.

5 Ibid., par. 29-30.

6 Ibid., par. 31.

7 Loi sur le droit d'auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42, s.-al. 2.2(1)a)(i).

8 Supra, note 1, par. 31.

9 Loi sur le droit d'auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42, art. 12. Le texte français de l'article 12 est encore plus clair, car il confère à la Couronne le droit d'auteur sur toutes les Suvres « publiées par l'entremise [...] de Sa Majesté. »

10 Supra, note 1, par. 32.

11 Ibid., par. 31.

12 Ibid., par. 33. Voir aussi le par. 43.

13 Ibid., par. 34-43.

14 Ibid., par. 53-54.

15 Ibid., par. 45, 53-55.

16 Ibid., par. 46-50.

17 Ibid., par. 49-51.

18 Loi sur le droit d'auteur, L.R.C. (1985), ch. C-42, art. 12.

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