Le 23 juin 2017, la Cour suprême du Canada a rendu une décision portant sur le caractère exécutoire d'une clause d'élection de for dans les contrats en ligne qui influera considérablement sur les risques juridiques auxquels s'exposent les entreprises qui font du commerce électronique de détail. Dans l'affaire Douez c. Facebook, la Cour a rejeté la demande de Facebook qui visait à bloquer une action collective en Colombie-Britannique au motif que ses propres conditions d'utilisation précisaient que les actions en justice devaient être intentées en Californie. La majorité a statué qu'il ne devait pas être donné effet à cette clause étant donné l'inégalité du pouvoir de négociation entre les consommateurs et Facebook, sans compter l'importance des droits à la vie privée.

Contexte

Facebook, une entreprise américaine dont le siège est situé en Californie, exploite l'un des principaux réseaux sociaux au monde et tire la plus grande partie de ses revenus de la publicité. Douez est résidente de la Colombie-Britannique. En 2011, Facebook a lancé un nouveau produit publicitaire appelé « actualités sponsorisées » (Sponsored Stories). Ce produit utilisait le nom et la photo de certains de ses membres pour faire la publicité d'entreprises et de produits auprès des autres membres. Mme Douez a intenté en Colombie-Britannique une action dans laquelle elle alléguait que Facebook s'était servi de son nom et de son image sans son consentement pour faire de la publicité, contrevenant ainsi à la Privacy Act de la Colombie-Britannique. La demanderesse a également demandé la certification de son action en justice à titre d'action collective. Le groupe projeté englobe tous les résidents de la Colombie-Britannique dont le nom ou la photo a été utilisé dans une actualité sponsorisée, à savoir environ 1,8 million de personnes. Au stade préliminaire, Facebook a demandé la suspension de l'action en invoquant la clause d'élection de for et de désignation du droit applicable, qui stipule que tout différend doit être tranché en Californie. Cette clause figure dans les conditions d'utilisation de Facebook auxquelles acceptent de se conformer les utilisateurs lorsqu'ils adhèrent à Facebook. La juge de première instance a refusé de donner effet à la clause et a certifié l'action collective. La Cour d'appel de la Colombie-Britannique a infirmé la décision au motif que la clause d'élection de for de Facebook était exécutoire et que Mme Douez n'avait pas démontré l'existence de motifs sérieux de ne pas lui donner effet. La question de la certification est donc devenue théorique.

La Cour suprême du Canada a renversé la décision de la Cour d'appel de la Colombie-Britannique et conclu que clause d'élection de for n'était pas exécutoire. La décision majoritaire repose sur deux décisions écrites, que nous analysons ci-après.

Motifs des juges Karakatsanis, Wagner et Gascon

Les juges Karakatsanis, Wagner et Gascon, se prononçant au nom de la majorité, amorcent leur argumentaire en admettant que les clauses d'élection de for ont une raison d'être louable, qu'elles sont d'usage courant et qu'on leur donne couramment effet car elles confèrent aux opérations la certitude et la sûreté dérivées des principes fondamentaux du droit international privé que sont l'ordre et l'équité, ce qui fait écho aux opinions dissidentes de la juge en chef McLachlin et des juges Moldaver et Côté. Toutefois, les juges qui ont rendu la décision majoritaire ont déclaré que les tribunaux canadiens ne se contentent pas d'appliquer ces clauses comme n'importe quelles autres clauses puisqu'elles empiètent sur la fonction juridictionnelle de l'autorité judiciaire publique. En effet, ils ont pris en considération le fait que ces clauses ont pour effet de soustraire un litige à la fonction juridictionnelle des tribunaux d'une province tandis que l'exercice de cette fonction juridictionnelle dans chaque province sert le bien commun, puisque toute personne a le droit de saisir une cour de justice, et celle-ci a l'obligation de connaître de sa demande. Par conséquent, lorsqu'aucune loi n'a préséance sur elles, la démarche en deux étapes établie dans Z .I. Pompey Industrie c. ECU-Line N.V. s'applique pour décider s'il y a lieu ou non de donner effet à une clause d'élection de for et de suspendre l'action intentée malgré l'existence de celle-ci.

À la première étape du test, la partie qui demande la suspension doit établir que la clause est valide, claire et exécutoire et qu'elle s'applique à la cause d'action dont le tribunal est saisi. Selon les trois magistrats, la clause d'élection de for qui figure dans les conditions d'utilisation de Facebook est jugée exécutoire.

Le demandeur doit ensuite démontrer l'existence de motifs sérieux pour lesquels le tribunal ne devrait pas donner effet à la clause d'élection de for et suspendre l'action. À cette seconde étape de la démarche, le tribunal doit prendre en considération toutes les circonstances, y compris les inconvénients pour les parties, l'équité entre les parties et l'intérêt de la justice ainsi que l'intérêt public. Bien que ces considérations aient été interprétées et appliquées de manière restrictive dans le domaine commercial , les juges Karakatsanis, Wagner et Gascon ont estimé que le contexte commercial nécessitait que ces facteurs soient modifiés. Ils ont fondé leur raisonnement sur plusieurs jugements rendus par des tribunaux canadiens, anglais et australiens qui ont reconnu que le caractère exécutoire de la clause d'élection de for peut s'appliquer de façon différente selon le contexte contractuel. Ainsi, ils ont déterminé que les tribunaux devaient tenir compte des considérations d'intérêt public touchant l'inégalité flagrante du pouvoir de négociation des parties et la nature des droits en jeu au moment de l'examen du caractère exécutoire de la clause d'élection de for d'un contrat de consommation.

Les juges ont conclu que Mme Douez s'était déchargée de son fardeau d'établir l'existence de motifs sérieux de ne pas donner effet à la clause d'élection de for en se fondant sur des considérations relatives aux politiques publiques et sur d'autres facteurs secondaires.

En effet, ils ont déclaré qu'un tribunal a le pouvoir discrétionnaire de refuser qu'un contrat soit rendu exécutoire pour des raisons de politiques publiques afin de protéger la partie la plus vulnérable ou les mesures sociales, économiques ou politiques prises par l'État dans l'intérêt de la collectivité. Malgré la prétention contraire de Facebook, les juges Karakatsanis, Wagner et Gascon ont conclu qu'il y avait une inégalité flagrante du pouvoir de négociation des parties puisque (i) dans le cas d'un contrat d'adhésion entre un consommateur individuel et une grande entreprise, le consommateur n'a d'autre choix que d'accepter ou non, le choix de « ne pas être en ligne » ne sachant constituer un choix véritable à l'ère d'Internet; (ii) il existe un intérêt prépondérant à ce que les tribunaux canadiens statuent dans les affaires qui portent sur des droits constitutionnels ou quasi-constitutionnels comme les droits à la vie privée des Britanno-Colombiens, compte tenu du fait que seule l'interprétation par une juridiction locale des droits à la vie privée que confère la Privacy Act offrira aux autres résidents de la province clarté et certitude sur la portée de ces droits.

Outre les justifications relevant de l'intérêt public, les trois juges ont affirmé que deux autres considérations secondaires donnaient également à penser que la clause d'élection de for ne devrait pas s'appliquer. La première touche l'intérêt de la justice : la Cour suprême de la Colombie-Britannique est mieux placée qu'une juridiction californienne pour définir l'objet de la loi et l'intention qui la sous-tend, puis décider si l'intérêt public ou l'intention du législateur empêche les parties d'écarter les droits issus de la Privacy Act en choisissant de se soumettre au droit d'un ressort étranger. La seconde présuppose une analyse du coût et des inconvénients d'une poursuite dans l'autre ressort : les frais et les inconvénients occasionnés aux Britanno-Colombiens par l'obligation de poursuivre en Californie, comparés à ceux occasionnés à Facebook font en sorte qu'il serait plus commode de rendre les registres et les dossiers de Facebook disponibles pour examen en Colombie-Britannique que d'obliger Mme Douez à se déplacer jusqu'en Californie pour défendre sa cause.

Dissidence de la juge Abella

La juge Abella s'est ralliée à la majorité en faisant valoir des raisons qui étayaient encore plus l'opposition au caractère exécutoire de la clause d'élection de for dans le contrat de Facebook. Ainsi, elle a conclu que la clause en question ne respectait pas le premier critère du test de l'arrêt Pompey, soulignant la nature non négociée des contrats en ligne et mettant en doute la validité du consentement donné par le consommateur. À son avis, la clause d'élection de for contenue dans les conditions d'utilisation de Facebook constitue « un cas classique d'iniquité », ce qui la rend d'office inexécutoire.

Leçons à tirer pour les entreprises

Ce jugement a des incidences qui vont bien au-delà de la sphère des contrats de consommation. De fait, la Cour suprême a laissé sous-entendre que l'intérêt des tribunaux canadiens à statuer dans des affaires qui portent sur des droits constitutionnels ou quasi-constitutionnels comme les droits à la vie privée pourrait suffire pour leur permettre d'utiliser leur pouvoir discrétionnaire de refuser de donner effet à un contrat pour des raisons liées à l'intérêt public. Le caractère exécutoire d'une clause d'élection de for présente dans d'autres types de contrats pourrait donc être contesté lorsque des droits constitutionnels et quasi-constitutionnels entrent en ligne de compte.

Quelques provinces prévoient un droit privé d'action en cas d'atteinte à la vie privée semblable à celui prévu par la Privacy Act de la Colombie-Britannique. En date d'aujourd'hui, seules les lois de Terre-Neuve-et-Labrador et de la Saskatchewan contiennent des dispositions qui confèrent à leurs tribunaux une compétence exclusive. Au Québec, le Code civil du Québec prévoit un cadre juridique analogue et la Charte des droits et libertés de la personne attribue un statut quasi-constitutionnel aux droits à la vie privée. Étant donné que la Cour suprême du Canada a déclaré que les clauses d'élection de for ne seraient pas exécutoires si la loi confère clairement une compétence exclusive à une juridiction locale, il convient de rester à l'affût de modifications législatives qui pourraient éventuellement refléter cette décision.

En ce qui concerne les entreprises, cette décision aura des incidences sur toutes les opérations en ligne qui pourraient s'avérer vastes puisque le raisonnement sous-jacent pourrait vraisemblablement s'appliquer dans tout autre contexte relatif à la protection du consommateur. La Cour suprême du Canada a démontré qu'elle était réticente à donner effet à des conditions d'utilisation en ligne non négociées qui mettent les consommateurs dans une position vulnérable pouvant se traduire par une perte de droits. Si la décision portait principalement sur les clauses d'élection de for, le raisonnement sur lequel elle s'appuie pourrait également s'appliquer à d'autres modalités contractuelles en ligne par lesquelles on tente d'outrepasser des lois et des protections importantes (par exemple des conditions d'utilisation aux termes desquelles on cherche à outrepasser les droits d'auteur des utilisateurs ou des protections locales des consommateurs).

Bien que plusieurs lois provinciales, comme la Loi sur la protection du consommateur du Québec, limitent déjà le caractère exécutoire de certaines clauses figurant dans des contrats de consommation, les entreprises qui font du commerce électronique de détail devraient désormais tenir compte du fait que certaines clauses contenues dans les contrats qu'elles passent avec des consommateurs canadiens pourraient ne pas être exécutoires si elles bafouent des droits à la vie privée. Les lecteurs du Québec devraient également noter que la Cour suprême du Canada a conclu que le contrat entre Facebook et ses utilisateurs était un contrat de consommation malgré le fait qu'il porte sur l'offre d'un service gratuit, rejetant ainsi la décision de 2011 rendue par la Cour supérieure du Québec voulant qu'un tel contrat ne soit pas un contrat de consommation.

À la lumière de cette décision déterminante et de ses vastes répercussions sur les transactions de consommation en ligne, les entreprises opérant par l'intermédiaire de sites web doivent noter que leurs contrats et conditions d'utilisation pourraient ne pas être entièrement exécutoires au Canada, particulièrement lorsque les droits à la vie privée sont en jeu. Idéalement, elles évalueraient la légalité de leur modèle d'affaires avant de lancer un nouveau produit ou service en ligne au Canada afin de tenir compte de leur responsabilité accrue et des risques connexes de même que de la possibilité de faire l'objet d'une action collective liée au respect de la vie privée au Canada.

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