Les dispositions du chapitre XI de la Loi sur la santé et la sécurité du travail (la LSST) touchant aux chantiers de construction et à la maîtrise d’œuvre des chantiers sont-elles constitutionnellement applicables aux entreprises de compétence fédérale? Telle est la question à laquelle répond la Cour supérieure du Québec dans la récente décision Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail c. Commission des lésions professionnelles, 2016 QCCS 2424.

Le contexte et la décision de la Commission des lésions professionnelles (la CLP)

En 2013 et 2014, la Commission de la santé et de la sécurité du travail (aujourd’hui la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail, ou CNESST) émet treize avis de correction à l’endroit de la Corporation de gestion de la Voie maritime du Saint-Laurent (la Corporation), un organisme à but non lucratif chargé, entres autres, d’administrer, d’opérer et de maintenir les installations canadiennes de la Voie maritime. Les avis de correction visent la Corporation à titre de maître d’œuvre de chantiers de construction sur lesquels œuvrent des entrepreneurs indépendants qu’elle a retenus pour faire certains travaux, le tout selon le chapitre XI de la LSST. 

Ces avis de correction sont contestés par la Corporation qui soutient notamment qu’en tant qu’entreprise fédérale, la LSST ne lui est pas constitutionnellement applicable.

En mars 2015, la CLP accueille la contestation et retient les arguments de la Corporation. Elle déclare que, même à titre de maitre d’œuvre, la LSST ne saurait s’appliquer à une entreprise fédérale en raison de la doctrine de l’exclusivité des compétences. Par conséquent, la CLP annule les avis de correction émis à la Corporation, d’où le pourvoi en contrôle judiciaire de la CNESST.

Le jugement de la Cour supérieure du Québec

Le 24 mai dernier, l’honorable Claudine Roy de la Cour supérieure du Québec rejette le pourvoi en contrôle judiciaire de la CNESST.

Après avoir fait état du contexte, la juge Roy débute son analyse en rappelant que la constitutionnalité de la LSST n’est pas remise en cause et que son application aux entrepreneurs provinciaux retenus par la Corporation n’est pas contestée, pas plus que le fait que la Corporation est une entreprise fédérale et que la LSST ne lui est pas applicable à titre d’employeur.

La juge Roy rappelle d’abord que, depuis l’arrêt Bell Canada – 1966, « seul le Parlement a compétence pour légiférer sur les éléments vitaux des entreprises fédérales », ce qui inclut la gestion et les relations de travail. Ainsi, une loi provinciale touchant à ces éléments, comme une loi sur le salaire minimum, est inapplicable à une entreprise fédérale.

La Cour suprême réitéra ce principe dans la trilogie de 1988 – c’est-à-dire, dans les arrêts Bell Canada - 1988, Alltrans et Courtois. Dans ces trois arrêts, la Cour suprême conclut que des lois provinciales sur la santé et la sécurité du travail étaient inapplicables à des entreprises fédérales parce que « la prévention des accidents sur les lieux du travail entre "[…] directement et massivement d’une part dans le domaine des conditions de travail et des relations de travail et, d’autre part, […] dans le domaine de la gestion et des opérations des entreprises" », des matières qui forment une partie essentielle des entreprises fédérales.

La juge rejette d’ailleurs une lecture trop restrictive de ces arrêts et note que la trilogie vient affirmer que la LSST va plus loin que simplement « toucher » l’entreprise fédérale – elle est plutôt susceptible de l’entraver.

Finalement, la juge Roy se tourne vers la jurisprudence postérieure à la trilogie. Elle fait état de l’évolution du droit constitutionnel, qui prône maintenant un fédéralisme coopératif, mais qui « n’écarte pas pour autant la doctrine de l’exclusivité des compétences. »

Se tournant au cas d’espèce, et après avoir relaté les nombreuses obligations imposées au maître d’œuvre et rappelé que la LSST l’assujettit aux mêmes obligations qu’un employeur, la juge Roy écrit :

[85] La CSST reconnaît que la Loi ne s’applique pas à la Corporation en tant qu’employeur, mais voudrait que le Tribunal distingue la situation dans le cas où la Corporation agit à titre de maître d’œuvre. Le Tribunal ne croit pas qu’une telle distinction soit appropriée puisque la Loi impose au maître d’œuvre les mêmes obligations que celles imposées à l’employeur. L’effet sur les conditions ou relations de travail et sur la gestion de son entreprise sont les mêmes que l’obligation soit imputée à un titre ou à un autre.

[86] Vouloir imputer les obligations prévues à la Loi à la Corporation, à titre de maître d’œuvre sur un chantier de construction – plutôt qu’à titre d’employeur – porte tout autant atteinte à la spécificité fédérale de l’entreprise, entrave directement la gestion et l’exploitation de l’entreprise, et ce, d’autant plus que la mission même de la Corporation est l’entretien, l’exploitation et la gestion de la Voie maritime.

Ainsi, la juge conclut que la LSST n’est pas applicable à la Corporation à titre de maître d’œuvre.

Avant de conclure, la juge note que les travailleurs ne sont pas sans protection. D’une part, elle note que « les entrepreneurs et leurs employés doivent respecter les droits et obligations de la partie XI de la Loi. » D’autre part, elle reconnaît que les dispositions de la partie II du Code canadien du travail s’appliquent à la Corporation et que certaines dispositions visent spécifiquement à protéger des personnes et non seulement les employés de la Corporation, voire même les lieux sous son contrôle, sans égard à qui s’y trouve.

Le jugement de la Cour d’appel du Québec

Le 13 juillet 2016, la Cour d’appel du Québec a rejeté la demande d’autorisation déposée par la CNESST pour le motif que le jugement de la Cour supérieure confirme une jurisprudence abondante, claire et stable portant sur l’exclusivité des compétences.

Le jugement de la Cour suprême du Canada

Finalement, le 2 février 2017, la Cour suprême du Canada rejette la demande d’autorisation d’appel et met un terme à cette saga en confirmant les jugements rendus tant par la CLP (maintenant le Tribunal Administratif du travail) et la Cour supérieur du Québec.

Commentaires

Ces décisions constituent un précédent très important pour bon nombre d’entreprises de compétence fédérale, surtout dans un contexte où plusieurs d’entre elles investissent des sommes majeures dans des projets de construction, de réfection ou d’améliorations de leurs infrastructures.

En effet, ces jugements confirment que la CNESST, bien qu’elle ait compétence sur les chantiers de construction et les entreprises provinciales qui y œuvrent, n’a pas compétence à l’égard des entreprises fédérales en matière de santé et de sécurité du travail, et ce, même si celles-ci pourraient autrement être qualifiées de maître d’œuvre en vertu de la LSST.

Ces décisions sont d’autant plus importantes puisque, comme nous l’avons mentionné, le tribunal a rejeté l’argument voulant que la sécurité des travailleurs serait compromise en l’absence d’un maître d’œuvre sur un chantier de construction, notamment parce qu’ils sont protégés par les dispositions du Code canadien du travail

Finalement, ces décisions confirment une fois de plus la justesse et la pertinence des arrêts de la trilogie rendus par la Cour suprême en 1988 quant à l’inapplicabilité des lois sur la santé et la sécurité du travail provinciales aux entreprises fédérales, et ce, même dans le contexte où l’entreprise est impliquée dans un projet de construction.  

Notons que la Corporation de gestion de la Voie maritime du Saint-Laurent était représentée par une équipe composée de Me Patrick Essiminy et Me Éric Azran de Stikeman Elliott. 

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