Le 7 juin 2013, le gouvernement du Québec a mis sur pied le Groupe de travail sur la protection des entreprises québécoises (Groupe de travail), constitué d'experts et présidé par M. Claude Séguin, ancien sous-ministre des Finances du Québec et actuellement vice-président principal, Développement de l'entreprise et investissements stratégiques chez CGI. Le mandat du Groupe de travail était notamment de recommander des mesures qui pourraient permettre aux entreprises du Québec de mieux se protéger contre des prises de contrôle non sollicitées ainsi que des mesures qui pourraient favoriser le maintien et le développement des sièges sociaux au Québec.

Le 20 février 2014, le gouvernement a rendu public le rapport du Groupe de travail (rapport) en même temps que le dépôt du Budget 2014-2015 par le ministre des Finances et de l'Économie du Québec, M. Nicolas Marceau1 (ministre). Un exemplaire du rapport peut être consulté ici. Le rapport propose neufs mesures touchant le droit des sociétés, la réglementation des valeurs mobilières et la fiscalité. Certaines de ces mesures sont d'inspiration américaine et européenne et, si elles étaient adoptées, constitueraient une première au Canada.

Recommandations concernant la Loi sur les sociétés par actions du Québec (LSAQ)

Le Groupe de travail recommande au ministre d'introduire certaines mesures qui permettraient de mieux se protéger contre des prises de contrôle hostiles. Selon le Groupe de travail, les actionnaires ayant des intérêts à long terme et les conseils d'administration des sociétés constituées en vertu de la LSAQ devraient être outillés pour prendre les décisions qu'ils considèrent être dans le meilleur intérêt à long terme de l'entreprise.

Mesure n° 1 – Inclure dans la LSAQ des dispositions prévoyant une modulation automatique des droits de vote attachés aux actions selon le délai de détention desdites actions (droit de vote variable)

En premier lieu, s'inspirant de certaines lois européennes, le Groupe de travail propose de modifier la LSAQ afin de rendre possible l'adoption d'un droit de vote variable en fonction de la durée de détention des actions des sociétés. Ainsi, selon la formule d'application proposée par le Groupe de travail, les actions avec droit de vote de la société pourront comporter un droit de vote additionnel lorsque le propriétaire véritable en sera le détenteur depuis au moins deux ans. Cette mesure favoriserait donc les actionnaires ayant des intérêts à long terme dans les sociétés visées.

Mesure n° 2 – Inclure dans la LSAQ des dispositions interdisant certaines opérations pour les initiateurs d'une offre publique d'achat (OPA) non sollicitée

En deuxième lieu, en prenant exemple sur certains États américains, le Groupe de travail propose de modifier la LSAQ afin de permettre l'adoption de dispositions interdisant certaines opérations pour les sociétés faisant l'objet d'une OPA non sollicitée, à moins d'approbation par le conseil d'administration de la cible. Les détails d'application proposés par le Groupe de travail sont les suivants :

  • Une fusion ou autre regroupement des actifs de la société avec ceux de l'offrant ou une vente importante d'actifs représentant au moins 15 % de la société seraient interdits pendant cinq ans.
  • L'offrant devrait remettre à la société les profits réalisés dans les 24 mois suivant l'OPA lors de la revente de titres de la société acquis au cours des 12 mois précédant le lancement de l'OPA.
  • La révocation du mandat en cours d'un administrateur (d'une durée maximale de trois ans) ne pourrait s'effectuer avant la fin de son terme.
  • L'offrant ne pourrait pas exercer son droit de vote pour les actions qu'il détiendrait suivant le lancement de l'OPA. Cette mesure s'appliquerait jusqu'à ce que les autres actionnaires, à l'exclusion des administrateurs et des dirigeants-actionnaires, adoptent une résolution aux deux tiers des voix, redonnant ces droits de vote à l'initiateur d'une OPA et aux personnes qui lui sont liées.

Adoption des mesures

Les mesures n° 1 et n° 2 pourraient être introduites dans les statuts de constitution de la société ou être retirées en tout temps par une résolution spéciale des actionnaires.

Il est à noter que, dans son discours sur le Budget, le ministre a d'ores et déjà annoncé que le gouvernement avait l'intention d'aller de l'avant avec la recommandation visant à permettre aux sociétés par actions d'adopter un droit de vote variable en fonction de la durée de détention des actions et avec celle portant sur l'interdiction de certaines opérations pour les sociétés faisant l'objet d'une OPA non sollicitée par le conseil d'administration.

Dans leur forme actuelle, les mesures n° 1 et n° 2 affecteraient seulement les sociétés constituées en vertu de la LSAQ et il en reviendrait ultimement aux actionnaires de ces sociétés d'adopter ou non ces mesures.

Mesure n° 3 – Élargir l'application des mesures n° 1 et n° 2 à toutes entités constituées au Québec susceptibles de faire un appel public à l'épargne et de faire l'objet d'une OPA

Le Groupe de travail propose également que des mesures analogues à celles que prévoient les recommandations n° 1 et n° 2 soient applicables à toutes les entités constituées au Québec susceptibles de faire un appel public à l'épargne et de faire l'objet d'une OPA. Ainsi, elles seraient aussi applicables aux entités émettrices régies par le Code civil du Québec, telles que certaines fiducies, mais ne s'appliqueraient pas aux sociétés dont le siège social est situé au Québec et qui sont constituées en vertu de la Loi canadienne sur les sociétés par actions ou d'autres lois fédérales.

Recommandations relatives aux organismes régissant les valeurs mobilières

Le Groupe de travail recommande aussi au ministre de faciliter la mise en Suvre législative et réglementaire de recommandations sur les OPA non sollicitées proposées par l'Autorité des marchés financiers (AMF) dans son document de consultation sur les mesures de défense publié le 14 mars 20132 et de transformer le Bureau de décision et de révision (BDR) en tribunal administratif spécialisé en matière de valeurs mobilières.

Mesure n° 4 – Faciliter la mise en Suvre législative et réglementaire de recommandations sur les OPA non sollicitées proposées par l'AMF

L'AMF propose deux principales recommandations, soit de i) redéfinir l'intervention des Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM) dans les mesures de défense et ii) de modifier le régime des OPA3. Ces recommandations permettraient au conseil d'administration des sociétés visées d'exercer pleinement ses devoirs fiduciaires ainsi que de rétablir un certain équilibre entre l'initiateur d'une OPA non sollicitée et la société visée.

Selon les recommandations de l'AMF, appuyées par le Groupe de travail, l'Avis 62-202 relatif aux mesures de défense contre une offre publique d'achat (Avis 62-202) devrait être remplacé. La nouvelle approche sur les mesures de défense manifesterait la déférence appropriée envers la façon dont les administrateurs s'acquittent de leurs obligations fiduciaires.

De plus, l'AMF propose que les ACVM émettent des ordonnances d'interdiction d'opérations sur les valeurs mobilières uniquement lorsque la mesure de défense qui a été adoptée engendre une violation manifeste des droits des porteurs ou qu'elle porte atteinte au bon fonctionnement des marchés. Ceci permettrait au conseil d'administration des sociétés concernées d'agir dans l'exercice de son pouvoir sans l'intervention systématique des ACVM.

De plus, comme condition irrévocable pour les offres visant l'ensemble des titres d'une catégorie et les offres partielles, l'AMF propose d'établir le dépôt minimal de plus de 50 % des titres en circulation appartenant à des personnes autres que l'initiateur de l'OPA. En outre, elle propose la prolongation de l'offre de 10 jours à la suite de l'annonce publique de ce dépôt. Cette modification aurait comme effet d'atténuer l'incertitude entourant l'OPA qui amène des porteurs à effectuer le dépôt ou à conclure la vente prématurée de leurs titres.

Mesure n° 5 – Transformer le Bureau de décision et de révision en tribunal administratif spécialisé en matière de valeurs mobilières

Selon le Groupe de travail, le BDR devrait être transformé en tribunal administratif spécialisé composé de juges provenant de la Cour du Québec. En fait, comme l'État du Delaware, qui dispose de tribunaux spécialisés en droit des sociétés, le Québec pourrait se doter d'un nouveau tribunal reconnu pour la qualité et la constance de ses décisions, ce qui, selon le Groupe de travail, accroîtrait l'intérêt des sociétés à se constituer ou à se continuer en vertu de la LSAQ.

Recommandations fiscales pouvant contribuer à maintenir ou à attirer les sièges sociaux au Québec

Selon le Groupe de travail, la fiscalité québécoise doit être plus concurrentielle quant au traitement fiscal réservé aux entreprises, aux actionnaires et aux hauts dirigeants, en vue de contribuer au maintien et à l'attraction de sièges sociaux au Québec.

Mesure n° 6 – Encourager l'achat d'actions d'une entreprise par les employés de celle-ci

La première mesure de nature fiscale vise à favoriser la détention d'actions par les employés des sociétés. Cette mesure prévoit un traitement fiscal plus avantageux pour les détenteurs d'actions en reportant l'imposition d'appariement d'actions émises par une société au moment de la vente des actions plutôt qu'au moment de l'acquisition de ces dernières. Ainsi, en plus de soutenir le sentiment d'appartenance des employés envers l'entreprise et d'accentuer leurs gains financiers, cette mesure permettra à certaines sociétés de constituer des blocs de détention d'actions par leurs employés ce qui aura pour effet de rendre plus difficile toute OPA non sollicitée.

Mesure n° 7 – Améliorer le traitement fiscal des gains obtenus par l'intermédiaire des options d'achat d'actions

Une deuxième mesure vise à accorder un traitement fiscal plus avantageux aux hauts dirigeants d'entreprise en ce qui concerne les gains obtenus sur les options d'achat d'actions afin de maximiser l'implantation de sièges sociaux et la venue et la rétention de hauts dirigeants au Québec. En effet, selon le Groupe de travail, comme la portion de la rémunération en options d'achat d'actions des hauts dirigeants d'entreprise est souvent très importante, il est souhaitable que le taux d'imposition soit compétitif par rapport aux autres régions du Canada.

Mesure n° 8 – Réévaluer le régime d'imposition des gains en capital afin de permettre aux propriétaires et aux actionnaires importants d'une entreprise de reporter l'imposition du gain lors du décès

Une autre mesure consiste à réexaminer l'imposition des gains lors du décès d'un propriétaire ou d'un actionnaire-fondateur important d'une entreprise afin de reporter cette imposition normalement exigible au décès d'un propriétaire ou d'un actionnaire-fondateur important d'une entreprise au moment de la transmission de la propriété de la société à une autre génération. Cela éviterait à une succession de vendre prématurément l'ensemble des actions de contrôle qu'elle détient dans une entreprise, ce qui, selon le Groupe de travail, aurait pour effet de maintenir plus de sièges sociaux au Québec.

De plus, le Groupe de travail souhaite introduire une mesure permettant aux fiducies familiales de reporter la réalisation du gain attribuable à leur participation importante dans une entreprise au moment de la vente plutôt que tous les 21 ans, tant que l'entreprise demeure active.

Mesure n° 9 – Promouvoir la participation des fonds d'investissement québécois

Finalement, le Groupe de travail recommande de mettre en place des mesures législatives et réglementaires afin de promouvoir la participation financière et opérationnelle des fonds d'investissement québécois en vue de faciliter la transmission des sociétés du Québec à une relève québécoise.

Commentaires

Le rapport du Groupe de travail a pour prémisse que la présence de sièges sociaux au Québec – et les retombées économiques y afférentes – est cruciale pour l'économie de la province et que les règles actuelles rendent les entreprises cotées en bourse au Canada vulnérables à des offres d'achat non sollicitées. En effet, au Canada, les lois fédérales et provinciales désavantagent nos entreprises par rapport aux entreprises incorporées aux États-Unis, qui bénéficient de protections contre les prises d'achat non sollicitées, tant en vertu des lois sur les valeurs mobilières qu'en vertu des lois sur les sociétés de plus de 30 États américains.  

L'Avis 62-202 indique que l'objectif premier de la réglementation actuelle s'appliquant aux OPA dans les provinces et territoires du Canada consiste en la protection des intérêts des actionnaires de la société visée; un objectif secondaire étant de fournir un cadre réglementaire dans lequel les offres publiques peuvent se dérouler ouvertement et équitablement. Nulle part la réglementation ne discute d'autres impératifs pour l'économie canadienne ou québécoise, ni de la vulnérabilité des sociétés cibles en l'absence de mesures de défense adéquates.

Or, depuis l'arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l'affaire BCE Inc. c Détenteurs de débentures de 19764, l'attention s'est recentrée sur le rôle du conseil d'administration de la société cible d'une OPA non sollicitée et sur les devoirs fiduciaires des administrateurs. Dans cet arrêt, la Cour notait qu'en déterminant ce qui sert au mieux les intérêts de la société, les administrateurs peuvent notamment examiner les intérêts de diverses parties, mais qu'aucun principe n'établit que les intérêts d'un groupe — ceux des actionnaires, par exemple — doivent prévaloir sur ceux d'un autre groupe.

La tension qui existe entre la primauté des intérêts des actionnaires soutenue par la réglementation actuelle en valeurs mobilières, d'une part, et l'importance des sociétés publiques pour les communautés dans lesquelles elles sont implantées et le pouvoir des conseils d'administration d'en déterminer le destin, d'autre part, fait l'objet d'un débat grandissant.

Le rapport et les recommandations du Groupe de travail s'inscrivent résolument dans le courant voulant conférer plus de pouvoir aux conseils d'administration. Les ACVM devront en tenir compte dans leur approche. La consultation de l'AMF a reçu en 2013 un fort appui de la part des émetteurs québécois et aussi de ceux de l'extérieur de la province. Les recommandations du Groupe de travail et les initiatives du ministre pourraient accélérer la mise en place d'un compromis entre la position des ACVM et celle de l'AMF, ce qui permettrait de mieux protéger nos sièges sociaux et l'ensemble des sociétés publiques canadiennes.

Par ailleurs, on se serait attendu à ce que le Groupe de travail propose des modifications législatives d'application immédiate, comme ça a été le cas dans certains États américains qui imposent des dispositions interdisant certaines opérations aux initiateurs d'une OPA non sollicitée, mais qui, parallèlement, permettent aux sociétés visées de se retirer de leur application (opt-out). Les recommandations du Groupe de travail prévoient plutôt une possibilité pour les sociétés québécoises d'adopter ces mesures (opt-in).

Enfin, notons que les recommandations (autres que fiscales) du rapport ne visent que les OPA non sollicitées. Au cours des dernières années, plusieurs des sociétés qui ont été privatisées et dont les sièges sociaux ont été relocalisés n'ont pas fait l'objet d'une OPA non sollicitée; ces privatisations ont plutôt résulté de transactions négociées. Or, dans le cas de ce type de transactions, peu importe ce qui adviendra des recommandations du Groupe de travail, ce sont les actionnaires qui continueront d'avoir le dernier mot.

Footnotes

1. Pour plus de détails sur les dernières mesures budgétaires annoncées par le gouvernement provincial, veuillez consulter notre bulletin d'actualité juridique intitulé « Faits saillants du Budget du Québec du 20 février 2014 », disponible ici.

2. Autorité des marchés financiers, Document de consultation : Un regard différent sur l'intervention des autorités en valeurs mobilières dans les mesures de défense, disponible ici.

3. Pour plus de détails sur les recommandations de l'AMF et celles des ACVM, veuillez consulter notre bulletin d'actualité juridique intitulé « Les Autorités canadiennes en valeurs mobilières proposent un nouveau cadre pour les régimes de droits des actionnaires; l'AMF propose une approche différente », disponible ici.

4. 2008 CSC 69, [2008] 3 R.S.C. 560.

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